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réflexion que je cesserais bientôt de lui être à charge. Or ça, Gil Blas, me dit-il un jour, le temps de ton enfance est passé. Tu as déjà dix-sept ans, et te voilà devenu habile garçon : il faut songer à te pousser. Je suis d’avis de t’envoyer à l’université de Salamanque : avec l’esprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. Je te donnerai quelques ducats pour faire ton voyage, avec ma mule qui vaut bien dix à douze pistoles ; tu la vendras à Salamanque, et tu en emploieras l’argent à t’entretenir jusqu’à ce que tu sois placé.

Il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable, car je mourais d’envie de voir le pays. Cependant j’eus assez de force sur moi pour cacher ma joie ; et lorsqu’il fallut partir, ne paraissant sensible qu’à la douleur de quitter un oncle à qui j’avais tant d’obligation, j’attendris le bonhomme, qui me donna plus d’argent qu’il ne m’en aurait donné s’il eût pu lire au fond de mon âme. Avant mon départ j’allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m’épargnèrent pas les remontrances. Ils m’exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en honnête homme, à ne me point engager dans de mauvaises affaires, et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d’autrui. Après qu’ils m’eurent très longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j’attendais d’eux. Aussitôt je montai sur ma mule, et sortis de la ville.


CHAPITRE II

Des alarmes qu’il eut en allant à Pegnaflor ; de ce qu’il fit en arrivant dans cette ville, et avec quel homme il soupa.


Me voilà donc hors d’Oviédo, sur le chemin de Pegnaflor, au milieu de la campagne, maître de mes actions, d’une mauvaise mule et de quarante bons ducats, sans