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des sommes qu’on lui donnera pour faire la dépense de la maison. J’ai jeté les yeux sur votre seigneurie ; il me semble que vous ne remplirez point mal cet emploi. Je sens, lui répondis-je, que je m’en acquitterai à merveille. J’ai lu les Économiques d’Aristote ; et pour tenir des registres, c’est mon fort… Mais, mon enfant, poursuivis-je, une difficulté m’empêche d’entrer au service d’Arsénie. Quelle difficulté ? me dit Laure. J’ai juré, lui répliquai-je, de ne plus servir de bourgeois ; j’en ai même juré par le Styx ! Si Jupiter n’osait violer ce serment, jugez si un valet doit le respecter ! Qu’appelles-tu des bourgeois ? repartit fièrement la soubrette : pour qui prends-tu les comédiennes ? Les prends-tu pour des avocates ou pour des procureuses ? Oh ! sache, mon ami, que les comédiennes sont nobles, archinobles, par les alliances qu’elles contractent avec les grands seigneurs.

Sur ce pied-là, lui dis-je, mon infante, je puis accepter la place que vous me destinez ; je ne dérogerai point. Non, sans doute, répondit-elle : passer de chez un petit-maître au service d’une héroïne de théâtre, c’est être toujours dans le même monde. Nous allons de pair avec les gens de qualité. Nous avons des équipages comme eux, nous faisons aussi bonne chère, et dans le fond on doit nous confondre ensemble dans la vie civile. En effet, ajouta-t-elle, à considérer un marquis et un comédien dans le cours d’une journée, c’est presque la même chose. Si le marquis, pendant les trois quarts du jour, est, par son rang, au-dessus du comédien, le comédien pendant l’autre quart, s’élève encore davantage au-dessus du marquis, par un rôle d’empereur ou de roi qu’il représente, Cela fait, ce me semble, une compensation de noblesse et de grandeur qui nous égale aux personnes de la cour. Oui, vraiment, repris-je, vous êtes de niveau, sans contredit, les uns aux autres. Peste ! les comédiens ne sont pas des maroufles, comme je le croyais, et vous me donnez une forte envie de servir