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embrassèrent ce cavalier, lui dirent adieu, et le laissèrent avec son parent.

Nous nous couchâmes pour le coup avant le lever de l’aurore, et don Mathias, à son réveil, me chargea d’un nouvel emploi. Gil Blas, me dit-il, prends du papier et de l’encre pour écrire deux ou trois lettres que je veux te dicter ; je te fais mon secrétaire. Bon ! dis-je en moi-même, surcroît de fonctions. Comme laquais, je suis mon maître partout ; comme valet de chambre, je l’habille ; et j’écrirai sous lui comme secrétaire : le ciel en soit loué ! Je vais, comme la triple Hécate, faire trois personnages différents. Tu ne sais pas, continua-t-il, quel est mon dessein ? Le voici : mais sois discret : il y va de ta vie. Comme je trouve quelquefois des gens qui me vantent leurs bonnes fortunes, je veux, pour leur damer le pion, avoir dans mes poches de fausses lettres de femmes que je leur lirai. Cela me divertira pour un moment ; et, plus heureux que ceux de mes pareils qui ne font des conquêtes que pour avoir le plaisir de les publier, j’en publierai que je n’aurai pas eu la peine de faire. Mais, ajouta-t-il, déguise ton écriture de manière que les billets ne paraissent pas tous d’une même main.

Je pris donc du papier, une plume et de l’encre, et je me mis en devoir d’obéir à don Mathias, qui me dicta d’abord un poulet en ces termes : Vous ne vous êtes point trouvé cette nuit au rendez-vous. Ah ! don Mathias, que direz-vous pour vous justifier ? Quelle était mon erreur ! et que vous me punissez bien d’avoir eu la vanité de croire que tous les amusements et toutes les affaires du monde doivent céder au plaisir de voir dona Clara de Mendoce ! Après ce billet, il m’en fit écrire un autre, comme d’une femme qui lui sacrifiait un prince ; et un autre enfin, par lequel une dame lui mandait que, si elle était assurée qu’il fût discret, elle ferait avec lui le voyage de Cythère. Il ne se contentait pas de me dicter de si belles lettres, il m’obligeait