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ombre : elle a tout le mérite d’une fille. La bonne vieille, sans doute, voulait dire d’une de ces filles d’esprit qui savent vivre sans ennui dans le célibat.

L’héroïne du rendez-vous arriva bientôt en carrosse de louage comme le jour précédent, et vêtue de superbes habits. D’abord qu’elle parut dans la salle, je débutai par cinq ou six révérences de petit-maître, accompagnées de leurs plus gracieuses contorsions. Après quoi je m’approchai d’elle d’un air très familier, et lui dis : Ma princesse, vous voyez un seigneur qui en a dans l’aile. Votre image, depuis hier, s’offre incessamment à mon esprit, et vous avez expulsé de mon cœur une duchesse qui commençait à y prendre pied. Le triomphe est trop glorieux pour moi, répondit-elle en ôtant son voile ; mais je n’en ressens pas une joie pure. Un jeune seigneur aime le changement, et son cœur, est dit-on, plus difficile à garder que la pistole volante. Eh ! ma reine, repris-je, laissons-là, s’il vous plaît, l’avenir ; ne songeons qu’au présent. Vous êtes belle, je suis amoureux. Si mon amour vous est agréable, engageons-nous sans réflexion. Embarquons-nous comme les matelots ; n’envisageons point les périls de la navigation, n’en regardons que les plaisirs.

En achevant ces paroles, je me jetai avec transport aux genoux de ma nymphe ; et, pour mieux imiter les petits-maîtres, je la pressai d’une manière pétulante de faire mon bonheur. Elle me parut un peu émue de mes instances, mais elle ne crut pas devoir s’y rendre encore, et me repoussant : Arrêtez-vous, me dit-elle, vous êtes trop vif ; vous avez l’air libertin. J’ai bien peur que vous ne soyez un petit débauché. Fi donc ! madame, m’écriai-je ; pouvez-vous haïr ce qu’aiment les femmes hors du commun ? Il n’y a plus que quelques bourgeoises qui se révoltent contre la débauche. C’en est trop, reprit-elle, je me rends à une raison si forte. Je vois bien qu’avec vous autres seigneurs les grimaces sont inutiles : il faut qu’une femme fasse la moitié du chemin.