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reconnaissance. Il fait bon rendre ces sortes de services à nous autres grands seigneurs : ce ne sont pas ceux que nous payons le plus mal.

Je vous l’ai déjà dit, répliqua la vieille, je suis toute dévouée aux personnes de condition ; je me plais à leur être utile. Je reçois ici, par exemple, certaines femmes que des dehors de vertu empêchent de voir leurs galants chez elles. Je leur prête ma maison, pour concilier leur tempérament avec la bienséance. Fort bien, lui dis-je ; et vous venez apparemment de faire ce plaisir à la dame dont il s’agit ? Non, répondit-elle, c’est une jeune veuve de qualité qui cherche un amant ; mais elle est si difficile là-dessus, que je ne sais si vous lui conviendrez, malgré tout le mérite que vous pouvez avoir. Je lui ai déjà présenté trois cavaliers bien bâtis, qu’elle a dédaignés. Oh ! parbleu, ma chère, m’écriai-je d’un air de confiance, tu n’as qu’à me mettre à ses trousses ; je t’en rendrai bon compte, sur ma parole. Je suis curieux d’avoir un tête-à-tête avec une beauté difficile : je n’en ai point rencontré de ce caractère-là. Eh bien ! me dit la vieille, vous n’avez qu’à venir ici demain à la même heure, vous satisferez votre curiosité. Je n’y manquerai pas, lui repartis-je : nous verrons si un jeune seigneur tel que moi peut rater une conquête.

Je retournai chez le petit barbier, sans vouloir chercher d’autres aventures, et fort impatient de la suite de celle-là. Ainsi, le jour suivant, après m’être encore bien ajusté, je me rendis chez la vieille une heure plus tôt qu’il ne fallait. Seigneur, me dit-elle, vous êtes ponctuel, et je vous en sais bon gré. Il est vrai que la chose en vaut bien la peine. J’ai vu notre jeune veuve, et nous nous sommes fort entretenues de vous. On m’a défendu de parler ; mais j’ai pris tant d’amitié pour vous, que je ne puis me taire. Vous avez plu, et vous allez devenir un heureux seigneur. Entre nous, la dame est un morceau tout appétissant : son mari n’a pas vécu longtemps avec elle ; il n’a fait que passer comme une