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faite. Après que ces trois cavaliers se furent embrassés, Centellés dit à mon maître : Parbleu ! don Mathias, tu ne pouvais arriver ici plus à propos ! Don Alvar vient me prendre pour me mener chez un bourgeois qui donne à dîner au marquis de Zenette et à don Juan de Moncade : je veux que tu sois de la partie. Et comment, dit don Mathias, nomme-t-on ce bourgeois ? Il s’appelle Gregorio de Noriega, dit alors don Alvar, et je vais vous apprendre en deux mots ce que c’est que ce jeune homme. Son père, qui est un riche joaillier, est allé négocier des pierreries dans les pays étrangers, et lui a laissé en partant, la jouissance d’un gros revenu. Gregorio est un sot qui a une disposition prochaine à manger tout son bien, qui tranche du petit-maître, et veut passer pour homme d’esprit, en dépit de la nature. Il m’a prié de le conduire. Je le gouverne ; et je puis vous assurer messieurs, que je le mène bon train. Le fonds de son revenu est déjà bien entamé. Je n’en doute pas, s’écria Centellés ; je vois le bourgeois à l’hôpital. Allons, don Mathias, continua-t-il, faisons connaissance avec cet homme-là, et contribuons à le ruiner. J’y consens, répondit mon maître ; aussi bien j’aime à voir renverser la fortune de ces petits seigneurs roturiers, qui s’imaginent qu’on les confond avec nous. Rien, par exemple, ne me divertit tant que la disgrâce de ce fils de publicain, à qui le jeu et la vanité de figurer avec les grands ont fait vendre jusqu’à sa maison. Oh ! pour celui-là, reprit don Antonio, il ne mérite pas qu’on le plaigne : il n’est pas moins fat dans sa misère qu’il l’était dans sa prospérité.

Centellés et mon maître se rendirent avec don Alvar chez Gregorio de Noriega. Nous y allâmes aussi, Mogicon et moi, tous deux ravis de trouver une franche lippée, et de contribuer de notre part à la ruine du bourgeois. En entrant, nous aperçûmes plusieurs hommes occupés à préparer le dîner ; et il sortait des ragoûts qu’ils faisaient une fumée qui prévenait l’odorat, en