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consacrer mes services à la noblesse. C’est fort bien dit, s’écria le valet de don Fernand entre deux vins. Il n’appartient pas aux bourgeois de posséder des génies supérieurs comme nous. Allons, messieurs, ajouta-t-il, faisons serment que nous ne servirons jamais ces gredins-là ; jurons-en par le Styx ! Nous lui applaudîmes ; et, le verre à la main, nous fîmes tous ce burlesque serment. Nous demeurâmes à table jusqu’à ce qu’il plût à nos maîtres de se retirer. Ce fut à minuit ; ce qui parut à mes camarades un excès de sobriété. Il est vrai que ces seigneurs ne sortaient de si bonne heure du cabaret que pour aller chez une fameuse coquette qui logeait dans le quartier de la cour, et dont la maison était nuit et jour ouverte aux gens de plaisir. C’était une femme de trente-cinq à quarante ans, parfaitement belle encore, amusante, et si consommée dans l’art de plaire, qu’elle vendait, disait-on, plus cher les restes de sa beauté qu’elle n’en avait vendu les prémices. Il y avait toujours chez elle deux ou trois autres coquettes du premier ordre, qui ne contribuaient pas peu au grand concours de seigneurs qu’on y voyait. Ils y jouaient l’après-dînée ; ils soupaient ensuite, et passaient la nuit à boire et à se réjouir. Nos maîtres demeurèrent là jusqu’au jour, et nous aussi, sans nous ennuyer ; car, tandis qu’ils étaient avec les maîtresses, nous nous amusions avec les soubrettes. Enfin, nous nous séparâmes tous au lever de l’aurore, et nous allâmes nous reposer chacun de son côté.

Mon maître s’étant levé à son ordinaire, sur le midi, s’habilla. Il sortit. Je le suivis, et nous entrâmes chez don Antonio Centellés, où nous trouvâmes un certain don Alvaro de Acuna. C’était un vieux gentilhomme, un professeur de débauche. Tous les jeunes gens qui voulaient devenir des hommes agréables se mettaient entre ses mains. Il les formait au plaisir, leur enseignait à briller dans le monde et à dissiper leur patrimoine. Il n’appréhendait plus de manger le sien, l’affaire en était