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d’art que de naturel. Après cela il fut question de moi. Rodriguez m’examina depuis les pieds jusqu’à la tête ; puis il me dit fort poliment que j’étais tel qu’il fallait être pour convenir à don Mathias ; qu’il se chargeait avec plaisir de me présenter à ce seigneur. Là-dessus Melendez fit connaître jusqu’à quel point il s’intéressait pour moi : il pria l’intendant de m’accorder sa protection ; et, me laissant avec lui après force compliments, il se retira. Dès qu’il fut sorti, Rodriguez me dit : Je vous conduirai à mon maître d’abord que j’aurai expédié ce bon laboureur. Aussitôt il s’approcha du paysan ; et, lui prenant son sac : Talego, lui dit-il, voyons si les cinq cents pistoles sont là-dedans. Il compta lui-même les pièces, y trouva le compte juste, donna quittance de la somme au laboureur, et le renvoya. Il remit ensuite les espèces dans le sac. Alors s’adressant à moi : Nous pouvons présentement, me dit-il, aller au-devant de mon maître. Il sort du lit ordinairement sur le midi ; il est près d’une heure, il doit être jour dans son appartement.

Don Mathias venait en effet de se lever. Il était encore en robe de chambre, et renversé dans un fauteuil, sur un bras duquel il avait une jambe étendue ; il se balançait en râpant du tabac[1]. Il s’entretenait avec un laquais, qui, remplissant par intérim l’emploi de valet de chambre, se tenait là tout prêt à le servir. Seigneur, lui dit l’intendant, voici un jeune homme que je prends la liberté de vous présenter pour remplacer celui que vous chassâtes avant-hier. Melendez, votre marchand, en répond ; il assure que c’est un garçon de mérite, et je crois que vous en serez fort satisfait. C’est assez, répondit le jeune seigneur ; puisque c’est vous qui le produisez auprès de moi, je le reçois aveuglément à mon service. Je le fais mon valet de chambre, c’est une

  1. À l’époque où Le Sage composait ce roman, la mode était encore que chaque preneur de tabac fût muni d’une râpe, avec du tabac en carotte qu’il mettait en poudre lui-même.