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souvenais des menaces de Rolando, il rompit tout à coup la conversation et se coucha. Le lendemain matin, lorsque je lui eus rendu mes services ordinaires, il me compta six ducats au lieu de six réaux, et me dit : Tiens, mon ami, voilà ce que je te donne pour m’avoir servi jusqu’à ce jour. Va chercher une autre maison : je ne puis m’accommoder d’un valet qui a de si belles connaissances. Je m’avisai de lui représenter, pour ma justification, que je connaissais cet alguazil pour lui avoir fourni certains remèdes à Valladolid, dans le temps que j’y exerçais la médecine. Fort bien, reprit mon maître, la défaite est ingénieuse : tu devais me répondre cela hier au soir, et non pas te troubler. Monsieur, lui repartis-je, en vérité, je n’osais vous le dire par discrétion ; c’est ce qui a causé mon embarras. Certes, répliqua-t-il en me frappant doucement sur l’épaule, c’est être bien discret ! Je ne te croyais pas si rusé. Va, mon enfant, je te donne ton congé : un garçon qui fraye avec des alguazils n’est point du tout mon fait.

J’allai sur-le-champ apprendre cette mauvaise nouvelle à Melendez, qui me dit, pour me consoler, qu’il prétendait me faire entrer dans une meilleure maison. En effet, quelques jours après, il me dit : Gil Blas, mon ami, vous ne vous attendez pas au bonheur que j’ai à vous annoncer ! Vous aurez le poste du monde le plus agréable. Je vais vous mettre auprès de don Mathias de Silva. C’est un homme de la première qualité, un de ces jeunes seigneurs qu’on appelle petits-maîtres. J’ai l’honneur d’être son marchand. Il prend chez moi des étoffes, à crédit à la vérité ; mais il n’y a rien à perdre avec ces seigneurs : ils épousent souvent de riches héritières qui payent leurs dettes ; et, quand cela n’arrive pas, un marchand qui entend son métier leur vend toujours si cher, qu’il se sauve en ne touchant même que le quart de ses parties. L’intendant de don Mathias, poursuivit-il, est mon intime ami. Allons le trouver. Il