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premier métier. J’avoue qu’il y a plus de sûreté dans le nouveau ; mais il y a plus d’agrément dans l’autre, et j’aime la liberté. J’ai bien la mine de me défaire de ma charge, et de partir un beau matin pour aller gagner les montagnes qui sont aux sources du Tage. Je sais qu’il y a dans cet endroit une retraite habitée par une troupe nombreuse, et remplie de sujets catalans : c’est faire son éloge en un mot. Si tu veux m’accompagner, nous irons grossir le nombre de ces grands hommes. Je serai, dans leur compagnie, capitaine en second ; et, pour t’y faire recevoir avec agrément, j’assurerai que je t’ai vu dix fois combattre à mes côtés. J’élèverai ta valeur jusqu’aux nues ; je dirai plus de bien de toi, qu’un général n’en dit d’un officier qu’il veut avancer. Je me garderai bien de dire la supercherie que tu as faite : cela te rendrait suspect ; je tairai l’aventure. Eh bien ! ajouta-t-il, es-tu prêt à me suivre ? J’attends ta réponse.

Chacun a ses inclinations, dis-je alors à Rolando ; vous êtes né pour les entreprises hardies, et moi pour une vie douce et tranquille. Je vous entends, interrompit-il ; la dame que l’amour vous a fait enlever vous tient encore au cœur, et sans doute vous menez à Madrid cette vie douce que vous aimez. Avouez, monsieur Gil Blas, que vous l’avez mise dans ses meubles, et que vous mangez ensemble les pistoles que vous avez emportées du souterrain. Je lui dis qu’il était dans l’erreur, et que, pour le désabuser, je voulais, en dînant, lui conter l’histoire de la dame ; ce que je fis effectivement ; et je lui appris aussi tout ce qui m’était arrivé depuis que j’avais quitté la troupe. Sur la fin du repas, il me remit encore sur les sujets catalans. Il m’avoua même qu’il avait résolu de les aller joindre, et fit une nouvelle tentative pour m’engager à prendre le même parti. Mais, voyant qu’il ne pouvait me persuader, il changea tout à coup de contenance et de ton ; il me regarda d’un air fier, et me dit fort sérieusement : Puisque tu as le cœur assez bas pour préférer ta condi-