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revenu de tout ce qu’on recherche dans le monde avec ardeur : mais j’avouerai de bonne foi que je suis paresseux par tempérament, et si paresseux, que, s’il me fallait travailler pour vivre, je crois que je me laisserais mourir de faim. Ainsi, pour mener une vie convenable à mon humeur, pour n’avoir pas la peine de ménager mon bien, et plus encore pour me passer d’intendant, j’ai converti en argent comptant tout mon patrimoine, qui consistait en plusieurs héritages considérables. Il y a dans ce coffre cinquante mille ducats. C’est plus qu’il ne m’en faut pour le reste de mes jours, quand je vivrais au delà d’un siècle, puisque je n’en dépense pas mille chaque année, et que j’ai déjà passé mon dixième lustre. Je ne crains donc point l’avenir, parce que je ne suis adonné, grâce au ciel, à aucune des trois choses qui ruinent ordinairement les hommes. J’aime peu la bonne chère, je ne joue que pour m’amuser, et je suis revenu des femmes. Je n’appréhende point que, dans ma vieillesse, on me compte parmi ces barbons voluptueux à qui les coquettes vendent leurs bontés au poids de l’or.

Que je vous trouve heureux ! lui dit alors le corrégidor. On vous soupçonne bien mal à propos d’être un espion : ce personnage ne convient point à un homme de votre caractère. Allez, don Bernard, ajouta-t-il, continuez de vivre comme vous vivez. Loin de vouloir troubler vos jours tranquilles, je m’en déclare le défenseur ; je vous demande votre amitié et vous offre la mienne. Ah ! Seigneur, s’écria mon maître, pénétré de ces paroles, obligeantes, j’accepte avec autant de joie que de respect l’offre précieuse que vous me faites. En me donnant votre amitié, vous augmentez mes richesses et mettez le comble à mon bonheur. Après cette conversation, que l’alguazil et moi nous entendîmes de la porte du cabinet, le corrégidor prit congé de don Bernard, qui ne pouvait assez à son gré lui marquer de reconnaissance. De mon côté, pour seconder mon maître et l’aider à faire les honneurs de chez lui, j’accablai