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chambre, où je me couchai dans un petit lit sans rideaux. Il se leva le lendemain matin entre neuf et dix heures ; j’époussetai ses habits. Il me compta mes six réaux, et me renvoya jusqu’au soir. Il sortit aussi, non sans avoir grand soin de fermer ses portes ; et nous voilà partis l’un et l’autre pour toute la journée.

Tel était notre train de vie, que je trouvais très agréable. Ce qu’il y avait de plus plaisant, c’est que j’ignorais le nom de mon maître, Melendez ne le savait pas lui-même. Il ne connaissait ce cavalier que pour un homme qui venait quelquefois dans sa boutique, et à qui de temps en temps il vendait du drap. Nos voisins ne purent mieux satisfaire ma curiosité ; ils m’assurèrent tous que mon maître leur était inconnu, bien qu’il demeurât depuis deux ans dans le quartier. Ils me dirent qu’il ne fréquentait personne dans le voisinage ; et quelques-uns, accoutumés à tirer témérairement des conséquences, concluaient de là que c’était un personnage dont on ne pouvait porter un jugement avantageux. On alla même plus loin dans la suite : on le soupçonna d’être un espion du roi de Portugal, et l’on m’avertit charitablement de prendre mes mesures là-dessus. L’avis me troubla : je me représentai que, si la chose était véritable, je courais risque de voir les prisons de Madrid, que je ne croyais pas plus agréables que les autres. Mon innocence ne pouvait me rassurer : mes disgrâces passées me faisaient craindre la justice. J’avais éprouvé deux fois que, si elle ne fait pas mourir les innocents, du moins elle observe si mal à leur égard les lois de l’hospitalité, qu’il est toujours fort triste de faire quelque séjour chez elle.

Je consultai Melendez dans une conjoncture si délicate. Il ne savait quel conseil me donner. S’il ne pouvait croire que mon maître fût un espion, il n’avait pas lieu non plus d’être ferme sur la négative. Je résolus d’observer le patron, et de le quitter si je m’apercevais que ce fût effectivement un ennemi de l’État ; mais il