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régala d’une fête pastorale. Il habilla en bergers dix garçons des mieux faits, et dix jeunes filles ; il employa tous les rubans et toutes les aiguillettes de sa boutique à les parer. Cette brillante jeunesse forma diverses danses, et chanta mille chansonnettes tendres et légères. Néanmoins, quoique rien n’ait jamais été plus galant, cela ne fit pas un grand effet : il faut qu’on n’aime plus comme autrefois la pastorale.

Pour aujourd’hui, continua-t-il, tout roule sur mon compte, et je dois fournir aux bourgeois d’Olmedo un spectacle de mon invention : Finis coronabit opus. J’ai fait élever un théâtre, sur lequel, Dieu aidant, je ferai représenter par mes disciples une pièce que j’ai composée ; elle a pour titre : Les Amusements de Muley Bugentuf, roi de Maroc. Elle sera parfaitement bien jouée, parce que j’ai des écoliers qui déclament comme les comédiens de Madrid. Ce sont des enfants de famille de Pegnafiel et de Ségovie, que j’ai en pension chez moi. Les excellents acteurs ! Il est vrai que je les ai exercés : leur déclamation paraîtra frappée au coin du maître, ut ita dicam. À l’égard de la pièce, je ne t’en parlerai point ; je veux te laisser le plaisir de la surprise. Je dirai simplement qu’elle doit enlever tous les spectateurs. C’est un de ces sujets tragiques qui remuent l’âme par les images de mort qu’ils offrent à l’esprit. Je suis du sentiment d’Aristote : il faut exciter la terreur. Ah ! si je m’étais attaché au théâtre, je n’aurais jamais mis sur la scène que des princes sanguinaires, que des héros assassins ; je me serais baigné dans le sang. On aurait toujours vu périr dans mes tragédies non seulement les principaux personnages, mais les gardes mêmes : j’aurais égorgé jusqu’au souffleur ; enfin, je n’aime que l’effroyable ; c’est mon goût. Aussi ces sortes de poèmes entraînent la multitude, entretiennent le luxe des comédiens, et font rouler tout doucement les auteurs.

Dans le temps qu’il achevait ces paroles, nous vîmes