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Heureusement pour eux la ville est bonne, et l’on y rencontre souvent des sujets qui valent bien des princesses de coulisses.

Eh ! n’avez-vous jamais songé, lui dit mon compagnon, à vous introduire dans cette troupe ? Est-il besoin d’un mérite infini pour y entrer ? Bon ! répondit Melchior, vous moquez-vous, avec votre mérite infini ? Il y a vingt acteurs. Demandez de leurs nouvelles au public, vous en entendrez parler dans de jolis termes ! Il y en a plus de la moitié qui mériteraient de porter encore le havre-sac. Malgré tout cela néanmoins, il n’est pas aisé d’être reçu parmi eux. Il faut des espèces ou de puissants amis pour suppléer à la médiocrité du talent. Je dois le savoir, puisque je viens de débuter à Madrid, où j’ai été hué et sifflé comme tous les diables, quoique je dusse être fort applaudi ; car j’ai crié, j’ai pris des tons extravagants, et suis sorti cent fois de la nature ; de plus, j’ai mis, en déclamant, le poing sous le menton de ma princesse ; en un mot, j’ai joué dans le goût des grands acteurs de ce pays-là ; et cependant le même public, qui trouve en eux ces manières fort agréables, n’a pu les souffrir en moi. Voyez ce que c’est que la prévention ! Ainsi donc, ne pouvant plaire par mon jeu, et n’ayant pas de quoi me faire recevoir en dépit de ceux qui m’ont sifflé, je m’en retourne à Zamora. J’y vais rejoindre ma femme et mes camarades, qui n’y font pas trop bien leurs affaires. Puissions-nous ne pas être obligés d’y quêter, pour nous mettre en état de nous rendre dans une autre ville, comme cela nous est arrivé plus d’une fois !

À ces mots, le prince dramatique se leva, reprit son havre-sac et son épée, et nous dit d’un air grave en nous quittant :

............Adieu, messieurs ;
Puissent les dieux sur vous épuiser leurs faveurs !

Et vous, lui répondit Diego du même ton, puissiez--