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pas. Vous avez beau me dire que ses traits et sa taille ne méritent pas la moindre attention, il me paraît fait à ravir, et plus beau que le jour. De plus, il a dans la voix une douceur qui me touche ; et il joue, ce me semble, de la guitare avec une grâce toute particulière. Mais, madame, répliqua Marcos, songez-vous à ce qu’est Diego ? La bassesse de sa condition… Je ne suis guère plus que lui, interrompit-elle encore, et quand même je serais une femme de qualité, je ne prendrais pas garde à cela.

Le résultat de cet entretien fut que l’écuyer, jugeant qu’il ne gagnerait rien alors sur l’esprit de sa maîtresse, cessa de combattre son entêtement, comme un adroit pilote cède à la tempête qui l’écarte du port où il s’est proposé d’aller. Il fit plus : pour satisfaire la patronne, il vint me chercher, me prit à part, et après m’avoir conté ce qui s’était passé entre elle et lui : Vous voyez, Diego, me dit-il, que nous ne saurions nous dispenser de continuer nos concerts à la porte de Mergelina. Il faut absolument, mon ami, que cette dame vous revoie ; autrement elle pourrait faire quelque folie qui nuirait plus que toute autre chose à sa réputation. Je ne fis point le cruel : je répondis à Marcos que je me rendais chez lui sur la fin du jour avec ma guitare ; qu’il pouvait aller porter cette agréable nouvelle à sa maîtresse. Il n’y manqua pas et ce fut pour cette amante passionnée un grand sujet de ravissement d’apprendre qu’elle aurait ce soir-là le plaisir de me voir et de m’entendre.

Peu s’en fallut pourtant qu’un incident assez désagréable ne la frustrât de cette espérance. Je ne pus sortir de chez mon maître avant la nuit, qui, pour mes péchés, se trouva très obscure. Je marchais à tâtons dans la rue ; et j’avais fait peut-être la moitié de mon chemin, lorsque d’une fenêtre on me coiffa d’une cassolette qui ne chatouillait point l’odorat. Je puis dire même que je n’en perdis rien, tant je fus bien ajusté ! Dans cette situation, je ne savais à quoi me résoudre :