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je traite. Si vous m’en voulez croire, monsieur, repris-je, nous changerons de pratique. Donnons par curiosité des préparations chimiques à nos malades : essayons le kermès ; le pis qu’il en puisse arriver, c’est qu’il produise le même effet que notre eau chaude et nos saignées. Je ferais volontiers cet essai, répliqua-t-il, si cela ne tirait point à conséquence ; mais j’ai publié un livre où j’ai vanté la fréquente saignée et l’usage de la boisson : veux-tu que j’aille décrier mon ouvrage ? Oh ! vous avez raison, lui repartis-je : il ne faut point accorder ce triomphe à vos ennemis ; ils diraient que vous vous laissez désabuser ; ils vous perdraient de réputation. Périssent plutôt le peuple, la noblesse et le clergé ! Allons donc toujours notre train. Après tout, nos confrères, malgré l’aversion qu’ils ont pour la saignée, ne savent pas faire de plus grands miracles que nous, et je crois que leurs drogues valent bien nos spécifiques.

Nous continuâmes à travailler sur nouveaux frais, et nous y procédâmes de manière qu’en moins de six semaines nous fîmes autant de veuves et d’orphelins que le siège de Troie. Il semblait que la peste fût dans Valladolid, tant on y faisait de funérailles ! Il venait tous les jours au logis quelque père nous demander compte d’un fils que nous lui avions enlevé, ou bien quelque oncle qui nous reprochait la mort de son neveu. Pour les neveux et les fils dont les oncles et les pères s’étaient mal trouvés de nos remèdes, ils ne paraissaient point chez nous. Les maris étaient aussi fort discrets ; ils ne nous chicanaient point sur la perte de leurs femmes ; mais les personnes affligées dont il nous fallait essuyer les reproches avaient quelquefois une douleur brutale ; ils nous appelaient ignorants, assassins ; ils ne ménageaient point les termes. J’étais ému de leurs épithètes ; mais mon maître, qui était fait à cela, les écoutait de sang-froid. J’aurais pu, comme lui, m’accoutumer aux injures, si le ciel, pour ôter sans