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que par leurs armes à feu. Messieurs, nous dit le commandant d’un air railleur, je sais par quel ingénieux artifice vous venez de retirer une bague des mains de certaine aventurière. Certes, le trait est excellent, et mérite bien une récompense publique ; aussi ne peut-elle vous échapper. La justice, qui vous destine dans son palais un logement, ne manquera pas de payer un si bel effort de génie. Toutes les personnes à qui ce discours s’adressait en furent déconcertées. Nous changeâmes de contenance, et sentîmes à notre tour la même frayeur que nous avions inspirée chez Camille. Fabrice, pourtant, quoique pâle et défait, voulut nous justifier. Seigneur, dit-il, nous n’avons pas eu une mauvaise intention, et par conséquent on doit nous pardonner cette petite supercherie. Comment diable ! répliqua le commandant avec colère, vous appelez cela une petite supercherie ? Savez-vous bien qu’il y va de la corde ? Outre qu’il n’est pas permis de se rendre justice soi-même, vous avez emporté un flambeau, un collier et des pendants d’oreilles ; et, ce qui sans doute est un cas pendable, c’est que, pour faire ce vol, vous vous êtes travestis en archers. Des misérables se déguiser en honnêtes gens pour mal faire ! Je vous trouverai trop heureux si l’on ne vous condamne qu’à faucher le grand pré[1]. Lorsqu’il nous eut fait comprendre que la chose était encore plus sérieuse que nous ne l’avions pensé tout d’abord, nous nous jetâmes tous à ses pieds, et le priâmes d’avoir pitié de notre jeunesse ; mais nos prières furent inutiles. De plus, ce qui est tout à fait extraordinaire, il rejeta la proposition que nous fîmes de lui abandonner le collier, les pendants et le flambeau ; il refusa même ma bague, parce que je la lui offrais peut-être en trop bonne compagnie ; enfin il se montra inexorable. Il fit désarmer mes compagnons, et nous emmena tous ensemble aux prisons de la ville. Comme

  1. À faucher le grand pré, c’est-à-dire à ramer sur les galères.