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des apothicaires, pour n’en permettre l’usage que par ordonnance des médecins. Quel trait de sagesse ! C’est sans doute, ajouta-t-il, par un heureux reste de cette ancienne frugalité digne du siècle d’or, qu’il se trouve encore aujourd’hui des personnes qui, comme toi et moi, ne boivent que de l’eau, et qui croient se préserver ou se guérir de tous maux, en buvant de l’eau chaude qui n’a pas bouilli ; car j’ai observé que l’eau, quand elle a bouilli, est plus pesante et moins commode à l’estomac.

Tandis qu’il tenait ce discours éloquent, je pensai plus d’une fois éclater de rire. Je gardai pourtant mon sérieux. Je fis plus ; j’entrai dans les sentiments du docteur. Je blâmai l’usage du vin, et plaignis les hommes d’avoir malheureusement pris goût à une boisson si pernicieuse. Ensuite, comme je ne me sentais pas encore bien désaltéré, je remplis d’eau un grand gobelet ; et, après avoir bu à longs traits : Allons, monsieur, dis-je à mon maître, abreuvons-nous de cette liqueur bienfaisante ! Faisons revivre dans votre maison ces anciens thermopoles que vous regrettez si fort ! Il applaudit à ces paroles, et m’exhorta pendant une heure entière à ne boire jamais que de l’eau. Pour m’accoutumer à cette boisson, je lui promis d’en boire une grande quantité tous les soirs ; et, pour tenir plus facilement ma promesse, je me couchai dans la résolution d’aller tous les jours au cabaret.

Le désagrément que j’avais eu chez l’épicier ne m’empêcha pas de continuer d’exercer ma profession, et d’ordonner, dès le lendemain, des saignées et de l’eau chaude. Au sortir d’une maison où je venais de voir un poète qui avait la frénésie, je rencontrai dans la rue une vieille femme qui m’aborda pour me demander si j’étais médecin. Je lui répondis qu’oui. Cela étant, reprit-elle, seigneur docteur, je vous supplie très humblement de venir avec moi : ma nièce est malade depuis hier, et j’ignore quelle est sa maladie. Je suivis la vieille, qui