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ser. Au bout de ce temps-là il tomba malade : la fièvre le prit ; et avec le mal qu’elle lui causait, il sentit irriter sa goutte. Pour la première fois de sa vie, qui avait été longue, il eut recours aux médecins. Il demanda le docteur Sangrado[1] que tout Valladolid regardait comme un Hippocrate. La dame Jacinte aurait mieux aimé que le chanoine eût commencé par faire son testament ; elle lui en toucha même quelques mots : mais, outre qu’il ne se croyait pas encore proche de sa fin, il avait de l’opiniâtreté dans certaines choses. J’allai donc chercher le docteur Sangrado ; je l’amenai au logis. C’était un grand homme sec et pâle, et qui, depuis quarante ans pour le moins, occupait le ciseau des Parques. Ce savant médecin avait l’extérieur grave ; il pesait ses discours, et donnait de la noblesse à ses expressions. Ses raisonnements paraissaient géométriques, et ses opinions fort singulières.

Après avoir observé mon maître, il lui dit d’un air doctoral : Il s’agit ici de suppléer au défaut de la transpiration arrêtée. D’autres, à ma place, ordonneraient sans doute des remèdes salins, urineux, volatils, et qui, pour la plupart, participent du soufre et du mercure ; mais les purgatifs et les sudorifiques sont des drogues pernicieuses et inventées par des charlatans : toutes les préparations chimiques ne semblent faites que pour nuire. J’emploie des moyens plus simples et plus sûrs. À quelle nourriture, continua-t-il, êtes-vous accoutumé ? Je mange ordinairement, répondit le chanoine, des bisques et des viandes succulentes. Des bisques et des viandes succulentes ! s’écria le docteur avec surprise. Ah ! vraiment, je ne m’étonne plus si vous êtes malade ! Les mets délicieux sont des plaisirs empoisonnés : ce sont des pièges que la volupté tend aux hommes pour les faire périr plus sûrement. Il faut que vous renonciez aux aliments de bon goût ; les plus fades sont

  1. Sangrado, en espagnol, veut dire saigné. Peut-être eût-il mieux valu donner à ce docteur le nom de Sangrador, saigneur ; mais Sangrado a prévalu.