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contrainte, quel sera le fruit de tes soins ? Si le petit gentilhomme est un mauvais sujet, on dira que tu l’auras mal élevé ; et ses parents te renverront sans récompense, peut-être même sans te payer les appointements qui te seront dus. Ne me parle donc point d’un poste de précepteur ; c’est un bénéfice à charge d’âmes. Mais parle-moi de l’emploi d’un laquais ; c’est un bénéfice simple, qui n’engage à rien. Un maître a-t-il des vices, le génie supérieur qui le sert les flatte, et souvent même les fait tourner à son profit. Un valet vit sans inquiétude dans une bonne maison. Après avoir bu et mangé tout son soûl, il s’endort tranquillement comme un enfant de famille, sans s’embarrasser du boucher ni du boulanger.

Je ne finirais point, mon enfant, poursuivit-il, si je voulais dire tous les avantages des valets. Crois-moi, Gil Blas, perds pour jamais l’envie d’être précepteur, et suis mon exemple. Oui ; mais, Fabrice, lui repartis-je, on ne trouve pas tous les jours des administrateurs ; et si je me résolvais à servir, je voudrais du moins n’être pas mal placé. Oh ! tu as raison, me dit-il, et j’en fais mon affaire. Je te réponds d’une bonne condition, quand ce ne serait que pour arracher un galant homme à l’Université.

La prochaine misère, dont j’étais menacé, et l’air satisfait qu’avait Fabrice, me persuadant encore plus que ses raisons, je me déterminai à me mettre dans le service. Là-dessus nous sortîmes du cabaret, et mon compatriote me dit : Je vais de ce pas te conduire chez un homme à qui s’adressent la plupart des laquais qui sont sur le pavé ; il a des grisons qui l’informent de tout ce qui se passe dans les familles. Il sait où l’on a besoin de valets, et il tient un registre exact, non seulement des places vacantes, mais même des bonnes et des mauvaises qualités des maîtres. C’est un homme qui a été frère dans je ne sais quel couvent de religieux. Enfin, c’est lui qui m’a placé.