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64 LE DIABLE BOITEUX.

vaines. Tous les domestiques de Theodora, animés par un si bel exemple, n’épargnèrent point les lamentations : tout le rivage retentissoit de cris ; la fureur, le désespoir, la désolation, régnoient sur ces tristes bords. Le ravissement d’Hélène ne causa point dans la cour de Sparte une si grande consternation.

CHAPITRE XIV.

Du démêlé d’un poète tragique avec un auteur 

comique.

L’écolier ne put s’empêcher d’interrompre le Diable en cet endroit : Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n’y a pas moyen de résister à la curiosité que j’ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et aux cheveux , et plusieurs personnes en robe de chambre qui s’empressent à les séparer : apprenez-moi, je vous prie , ce que cela veut dire. Le démon, qui ne cherchoit qu’à le contenter, lui donna sur-le-champ cette satisfaction de la manière suivante.

Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-il, sont deux auteurs français ; et les gens qui les séparent sont deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la même maison , qui est un hôtel garni, où il ne loge guère que des étrangers. L’un de ces auteurs fait des tragédies , et l’autre des comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu’il a essuyé en France , est venu en Espagne ; et le dernier, peu content de sa condition à Paris , a fait le même voyage , dans l’espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune.

Le poète tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s’est fait, en dépit de la plus saine partie du public , une assez grande réputation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine , il compose tous les jours : ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le sujet de l’Iliade. Il en a fait une scène ; et comme son moindre défaut est d’avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d’assassiner les gens du récit de ses ouvrages , il s’est levé , a pris sa chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de l’auteur comique, qui , faisant un meilleur usage de son temps, dormoit d’un profond sommeil.

Celui-ci s’est éveillé au bruit, et est allé ouvrir à l’autre, qui, d’un air de possédé, lui a dit en entrant : Tombez, mon ami , tombez à mes genoux ; adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d’enfanter des vers...., mais, que dis-je.

je viens ? c’est Apollon lui-même qui me les a dictés : si j’étois à Paris, j’irois les lire aujourd’hui de maison en maison ; j’attends qu’il soit jour pour en aller charmer monsieur notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter.

Je vous remercie de la préférence , a répondu l’auteur comique, en bâillant de toute sa force : ce qu’il y a de fâcheux , c’est que vous prenez mal votre temps ; je me suis couché fort tard : le sommeil m’accable , et je ne réponds pas que j’entende , sans me rendormir, tous les vers que vous avez à me dire. Oh ! j’en réponds bien , moi , a repris le poète tragique : quand vous seriez mort, la scène que je viens de composer seroit capable de vous rappeler à la vie. Ma versification n’est point un assemblage de sentiments communs et d’expressions triviales que la rime seule soutienne ; c’est une poésie mâle qui émeut le cœur et frappe l’esprit. Je ne suis pas de ces poëtereaux dont les pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres, et vont à U tique divertir les Africains ; mes pièces, dignes d’être consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine , ont encore la foule après trente représentations : mais venons , ajouta ce poète modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l’étrenne.

Voici ma tragédie : La mort de Patrocle. Scène première. Briséis et les autres captives d’Achille paroissent : elles s’arrachent les cheveux et se frappent le sein , pour témoigner la douleur qu’elles ont de la mort de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir ; abattues par leur désespoir elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz que cela est un peu hasardé ; mais c’est ce que je cherche. Que les petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l’imitation , sans oser les franchir, à la bonne heure ; il y a de la prudence dans leur timidité : pour moi , j’aime le nouveau , et je tiens que , pour émouvoir et ravir les spectateurs , il faut leur présenter des images auxquelles ils ne s’attendent point.

Les captives sont donc couchées par terre. Phénix , gouverneur d’Achille , est avec elles : il les aide à se relever l’une après l’autre ; ensuite ii commence la protase par ces vers : Priam A’a perdre Hector et sa superbe ville ; Les Grecs veulent venger le compagnon d’Achille, Le fler Agamemnon, le divin Camélus, Nestor, pareil aui dieux, le vaillant Eumélus, Léonte, de la pique adroit à l’exercice, Le nerveux Dioméde, el l’éloquent Ulysse. Achille s’y prépare, et déjà ce héros Pousse vers Uium ses immortels chevaux , Pour arri^er plus tôt où sa fureur l’cnlrame, <