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qu’à vous seul. Elle vous a aimé dès le premier moment qu’elle vous a vu ; elle a pour vous une inclination naturelle ; en un mot, elle ne sauroit être heureuse qu’avec vous : recevez donc la main qu’elle vous présente ; comblez ses désirs et les vôtres ; abandonnez-moi à mon infortune ; et ne faites pas trois misérables, lorsqu’un seul peut épuiser toute la rigueur du destin.

Asmodée, en cet endroit, fut obligé d’interrompre son récit, pour écouter l’écolier, qui lui dit : Ce que vous me racontez est surprenant. Y a-t-il en effet des gens d’un si beau caractère ? Je ne vois dans le monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses comme dona Theodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il renoncer à un objet qu’il adore, et dont il est aimé, de peur de rendre un ami malheureux ? Je ne croyois cela possible que dans la nature du roman, où l’on peint les hommes tels qu’ils devroient être, plutôt que tels qu’ils sont. Je demeure d’accord, répondit le Diable, que ce n’est pas une chose fort ordinaire ; mais elle est non seulement dans la nature du roman, elle est aussi dans la belle nature de l’homme. Cela est si vrai, que depuis le déluge j’en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. Revenons à mon histoire. Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion ; et l’un ne voulant point céder à la générosité de l’autre, leurs sentiments amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de s’entretenir de Theodora ; ils n’osoient plus même prononcer son nom. Mais tandis que l’amitié triomphoit ainsi de l’amour dans la ville de Valence, l’amour, comme pour s’en venger, régnoit ailleurs avec tyrannie, et se faisoit obéir sans résistance.

Dona Theodora s’abandonnoit à sa tendresse dans son château de Villaréal, situé près de la mer. Elle pensoit sans cesse à don Juan, et ne pouvoit perdre l’espérance de l’épouser, quoiqu’elle ne dût pas s’y attendre, après les sentiments d’amitié qu’il avoit fait éclater pour don Fadrique.

Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenoit sur le bord de la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut une petite chaloupe qui venoit gagner le rivage. Il lui sembla d’abord qu’il y avoit dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine ; mais après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d’attention, elle jugea qu’elle avoit pris des masques pour des visages. En effet c’étoient des gens masqués, et tous armés d’épées et de baïonnettes.

Elle frémit à leur aspect ; et ne tirant pas bon augure de la descente qu’ils se préparoient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le château. Elle regardoit de temps en temps derrière elle pour les observer ; et remarquant qu’ils avoient pris terre, et qu’ils commençoient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force ; mais comme elle ne couroit pas si bien qu’Alalante, et que les masques étoient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château, et l’arrêtèrent.

La dame et la fille qui l’accompagnoit poussèrent de grands cris qui attirèrent aussitôt quelques domestiques ; et ceux-ci, donnant l’alarme au château, tous les valets de dona Theodora accoururent bientôt, armés de fourches et de bâtons. Cependant, deux hommes des plus robustes de la troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la suivante, les emportoient vers la chaloupe, malgré leur résistance, pendant que les autres faisoient tête aux gens du château, qui commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long ; mais enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent leur chaloupe en se battant en retraite. Il étoit temps qu’ils se retirassent ; car ils n’étoient pas encore tous embarqués, qu’ils virent paroître, du côté de Valence, quatre ou cinq cavaliers qui piquoient à outrance, et sembloient vouloir venir au secours de Theodora. A cette vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que l’empressement des cavaliers fut inutile.

Ces cavaliers étoient don Fadrique et don Juan. Le premier avoit reçu ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandoit que l’on avoit appris de bonne part qu’Alvaro Ponce étoit dans l’île de Majorque ; qu’il avoit équipé une espèce de tartane, et qu’avec une vingtaine de gens qui n’avoient rien à perdre, il se proposoit d’enlever la veuve de Cifuentes, la première fois qu’elle seroit dans son château. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étoient partis de Valence sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Theodora. Ils avoient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes qui paroissoient combattre les unes contre les autres ; et soupçonnant que ce pouvoit être ce qu’ils craignoient, ils poussoient leurs chevaux à toute bride pour s’opposer au projet de don Alvaro. Mais quelque diligence qu’ils pussent faire, ils n’arrivèrent que pour être témoins de l’enlèvement qu’ils vouloient prévenir.

Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, s’éloignoit de la côte avec sa proie, et sa chaloupe alloit joindre un petit vaisseau armé qui l’attendoit en pleine mer. Il n’est pas possible de sentir une plus vive douleur que celle qu’eurent Mendoce et don Juan. Ils firent mille imprécations contre don Alvaro, et remplirent l’air de plaintes aussi pitoyables que