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CHAPITRE XIII.

avant le jour, suivi du valet qui m’avoit si bien prouvé sa fidélité : je pris la route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau qui foroit voile vers l’Italie. Comme je passois aujourd’hui près du bois où vous étiez, j’ai rencontré dona Theodora, qui m’a prié de la suivre et de l’aider à vous séparer.

Après que le Tolédan eut achevé de parler, don Fadrique lui dit : Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera : soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire : vous demeurerez, s’il vous plaît, chez moi, en attendant l’occasion de passer en Italie, Mon oncle est gouverneur de Valence ; vous serez plus en sûreté ici qu’ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être uni désormais avec vous d’une étroite amitié.

Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnoissance, et accepta l’asile qu’il lui présentoit. Admirez la force de la sympathie, seigneur don Cleophas, poursuivit Asmodée ; ces deux jeunes cavaliers se sentirent tant d’inclination l’un pour l’autre, qu’en peu de jours il se forma entre « eux une amitié comparable à celle d’Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal, ils avoient ensemble un tel rapport d’humeur, que ce qui plaisoit à don Fadrique ne manquoit pas de plaire à don Juan ; c’étoit le même caractère : enfin, ils étoient faits pour s’aimer. Don Fadrique surtout étoit enchanté des manières de son ami : il ne pouvoit même s’empêcher de les vanter à tout moment à doua Theodora.

Ils alloient souvent tous deux chez cette dame, qui voyoit toujours avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en étoit très-mortifié, et s’en plaignoit quelquefois à son ami, qui, pour le consoler, lui disoit que les femmes les plus insensibles se laissoient enfin toucher ; qu’il ne manquoit aux amants que la patience d’attendre ce temps favorable ; qu’il ne perdît point courage ; que sa dame, tôt ou tard, récompenseroit ses services. Ce discours, quoique fondé sur l’expérience, ne rassuroit point le timide Mendoce, qui craignoit de ne pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta dans une langueur qui faisoit pitié à don Juan ; mais don Juan fut bientôt plus à plaindre que lui.

Quelque sujet qu’eût ce Tolédan d’être révolté contre les femmes, après l’horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d’aimer dona Theodora ; cependant, loin de s’abandonner à une passion qui offensoit son ami, il ne songea qu’à la combattre ; et persuadé qu’il ne la pouvoit vaincre qu’en s’éloignant des yeux qui l’avoient fait naître, il résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes : ainsi, lorsque Meudoce le vouloit mener chez elle, il trouvoit toujours quelque prétexte pour s’en excuser.

D’une autre part, don Fadrique n’alloit pas une fois chez la dame, qu’elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venoit plus voir. Un jour, qu’elle lui faisoit cette question, il lui répondit en souriant que son ami avoit ses raisons. Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir ? dit dona Theodora. Madame, repartit Mendoce, comme je voulois aujourd’hui vous l’amener, et que je lui marquois quelque surprise sur ce qu’il refusoit de m’accompagner, il m’a fait une confidence qu’il faut que je vous révèle pour le justifier. Il m’a dit qu’il avoit fait une maîtresse, et que, n’ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans cette ville, les moments lui étoient chers.

Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la veuve de Cifuentes ; il n’est pas permis aux amants d’abandonner leurs amis. Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Theodora ; il crut que la vanité seule en étoit la cause, et que ce qui faisoit rougir la dame n’étoit qu’un simple dépit de se voir négligée. Il se trompoit dans sa conjecture : un mouvement plus vif que la vanité excitoit l’émotion qu’elle laissoit paroître ; mais de peur qu’il ne démêlât ses sentiments, elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l’entretien, un enjouement qui auroit mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand il n’auroit pas d’abord pris le change.

Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une profonde rêverie : elle sentit alors toute la force de l’inclination qu’elle avoit conçue pour don Juan ; et la croyant plus mal récompensée qu’elle ne l’étoit : Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en soupirant, se plaît à enflammer des cœurs qui ne s’accordent pas ! Je n’aime pas don Fadrique, qui m’adore, et Je brûle pour don Juan, dont une autre que moi occupe la pensée ! Ah ! Mendoce, cesse de me reprocher mon indifférence, ton ami t’en venge assez.

À ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre quelques larmes ; mais l’espérance, qui sait adoucir les peines des amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle se représenta que sa rivale pouvoit n’être pas fort dangereuse, que don Juan étoit peut-être moins arrêté par ses charmes qu’amusé par ses bontés, et que de si foibles liens n’étoient pas difficiles à rompre. Pour juger elle-même de ce qu’elle en devoit croire, elle résolut d’entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se trouver chez elle : il s’y rendit ; et quand ils furent tous deux seuls, dona Theodora prit ainsi la parole :