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LA BARONNE.

Où est le portrait ?

FRONTIN, lui donnant un portrait.

Le voici.

LA BARONNE, examinant le portrait.

Il ne m’a point parlé de cette comtesse-là, Frontin.

FRONTIN.

C’est une conquête, madame, que nous avons faite sans y penser. Nous rencontrâmes l’autre jour cette comtesse dans un lansquenet.

MARINE.

Une comtesse de lansquenet.

FRONTIN, à la baronne.

Elle agaça mon maître. Il répondit, pour rire, à ses minauderies. Elle, qui aime le sérieux, a pris la chose fort sérieusement. Elle nous a, ce matin, envoyé son portrait. Nous ne savons pas seulement son nom.

MARINE.

Je vais parier que cette comtesse-là est quelque dame normande. Toute sa famille bourgeoise se cotise pour lui faire tenir à Paris une petite pension, que les caprices du jeu augmentent ou diminuent.

FRONTIN.

C’est ce que nous ignorons.

MARINE.

Oh ! que non, vous ne l’ignorez pas. Peste ! vous n’êtes pas gens à faire sottement des sacrifices. Vous en connoissez bien le prix.

FRONTIN, à la baronne.

Savez-vous bien, madame, que cette dernière nuit a pensé être une nuit éternelle pour monsieur le chevalier ? En arrivant au logis il se jette dans un fauteuil ; il commence par se rappeler les plus malheureux coups du jeu, assaisonnant ses réflexions d’épithètes et d’apostrophes énergiques.

LA BARONNE, regardant le portrait.

Tu as vu cette comtesse, Frontin ? N’est-elle pas plus belle que son portrait ?

FRONTIN.

Non, madame ; et ce n’est pas, comme vous voyez, une beauté régulière ; mais elle est assez piquante, ma foi, elle est assez piquante… Or, je voulus d’abord représenter à mon maître que tous ces jurements étoient des paroles perdues ; mais, considérant que cela soulage un joueur désespéré, je le laissai s’égayer dans ses apostrophes.

LA BARONNE, regardant toujours le portrait.

Quel âge a-t-elle, Frontin ?

FRONTIN.

C’est ce que je ne sais pas trop bien ; car elle a le teint si beau que je pourrois m’y tromper d’une bonne vingtaine d’années.

MARINE.

C’est-à-dire qu’elle a pour le moins cinquante ans ?

FRONTIN.

Je le croirois bien, car elle en paroît trente… (À la baronne.) Mon maître donc, après avoir bien réfléchi, s’abandonne à la rage ; il demande ses pistolets.

LA BARONNE, à Marine.

Ses pistolets, Marine, ses pistolets !

MARINE.

Il ne se tuera point, madame, il ne se tuera point.

FRONTIN, à la baronne.

Je les lui refuse ; aussitôt il tire brusquement son épée.

LA BARONNE, à Marine.

Ah ! il s’est blessé, Marine, assurément !

MARINE.

Eh ! non, non, Frontin l’en aura empêché.

FRONTIN, à la baronne.

Oui… Je me jette sur lui à corps perdu… « Monsieur le chevalier, lui dis-je, qu’allez-vous faire ? Vous passez les bornes de la douleur du lansquenet. Si votre malheur vous fait haïr le jour, conservez-vous du moins, vivez pour votre aimable baronne. Elle vous a jusqu’ici tiré généreusement de tous vos embarras ; et soyez sûr, ai-je ajouté, seulement pour calmer sa fureur, qu’elle ne vous laissera point dans celui-ci. »

MARINE, bas à la haronne.

L’entend-il, le maraud !

FRONTIN, à la baronne.

« Il ne s’agit que de mille écus, une fois. M. Turcaret a bon dos : il portera bien encore cette charge-là. »

LA BARONNE.

Eh bien, Frontin ?

FRONTIN.

Eh bien ! madame, à ces mots, admirez le pouvoir de l’espérance, il s’est laissé désarmer comme un enfant, il s’est couché et s’est endormi.

MARINE, ironiquement.

Le pauvre chevalier !

FRONTIN, à la baronne.

Mais ce matin, à son réveil, il a senti renaître ses chagrins ; le portrait de la comtesse ne les a point dissipés. Il m’a fait partir sur-le-champ pour venir ici, et il attend mon retour pour disposer de son sort. Que lui dirai-je, madame ?

LA BARONNE.

Tu lui diras, Frontin, qu’il peut toujours faire