Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

58 LE DIABLE BOITEUX.

que l’on fermoit les portes avec exactitude ; et trois jours s’étant écoulés sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que mon épouse s’étoit repentie de sa faute, et qu’elle avoit enfin rompu tout commerce avec son amant. Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger ; et me livrant aux mouvements d’un amour que la colère avoit suspendu, je courus à l’appartement de ma femme, je l’embrassai avec transport, et lui dis : Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue que je n’ai point été à Tolède ; j’ai feint ce voyage pour vous éprouver. Vous devez pardonner ce piège à un mari dont la jalousie n’étoit pas sans fondement ; je craignois que votre esprit, séduit par de superbes illusions, ne fût pas capable de se détromper ; mais, grâces au ciel, vous avez reconnu votre erreur, et j’espère que rien ne troublera plus notre union.

Ma femme me parut touchée de ces paroles ; et laissant couler quelques pleurs : Que je suis malheureuse , s’écria-t-elle , de vous avoir donné sujet de soupçonner ma fidélité ! J’ai beau détester ce qui vous a si justement irrité contre moi ; mes yeux, depuis deux jours, sont vainement ouverts aux larmes ; toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles ; je ne regagnerai jamais votre confiance. Je vous la redonne, madame, interrompis-Je tout attendri de l’affliction qu’elle faisoit paroître ; je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.

En effet, dès ce moment j’eus pour elle les mêmes égards que j’avois auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avoient été si cruellement troublés : ils devinrent même plus piquants ; car ma femme, comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de l’offense qu’elle m’avoit faite, prenoit plus de soin de me plaire qu’elle n’en avoit jamais pris : je trouvois plus de vivacité dans ses caresses, et peu s’en falloit que je ne fusse bien aise du chagrin qu’elle m’avoit causé.

Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point mortelle, il n’est pas concevable combien ma femme en parut alarmée : elle passoit le jour auprès de moi ; et la nuit, comme j’étois dans un appartement séparé, elle me venoit voir deux ou trois fois, pour apprendre par elle-même de mes nouvelles : enfin elle montroit une extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j’avois besoin ; il sembloit que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté, j’étois si sensible à toutes les marques de tendresse qu’elle me donnoit, que je ne pouvois me lasser de le lui témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, elles n’étoient pas aussi sincères que je me l’imaginois.

Une nuit, ma santé commençoît alors à Se ré- I tablir, mon valet de chambre vint me réveiller : Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché d’interrompre votre repos ; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir vous cacher ce qui se passe dans ce moment chez vous : le duc de Naxera est avec madame.

Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon valet sans pouvoir lui parler : plus je pensois au rapport qu’il me faisoit, plus j’avois de peine à le croire véritable. Non, Fabio, m’écriai-je, il n’est pas possible que ma femme soit capable d’une si grande perfidie ! tu n’es point assuré de ce que tu dis. Seigneur, reprit Fabio, plût au ciel que j’en pusse encore douter ; mais de fausses apparences ne m’ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je soupçonne qu’on introduit presque toutes les nuits le duc dans l’appartement de madame : je me suis caché pour éclaircir mes soupçons, et je ne suis que trop persuadé qu’ils sont justes.

À ce discours je me levai tout furieux ; je pris ma robe de chambre et mon épée, et marchai vers l’appartement de ma femme, accompagné de Fabio, qui portoit la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le duc, qui étoit assis sur le lit, se leva, et prenant un pistolet qu’il avoit à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me lira ; mais ce fut avec tant de trouble et de précipitation, qu’il me manqua. Alors je m’avançai sur lui brusquement, et lui enfonçai mon épée dans le cœur. Je m’adressai ensuite à ma femme, qui étoit plus morte que vive : Et toi, lui dis-je, infâme ! reçois le prix de toutes tes perfidies. En disant cela, je lui plongai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son amant.

Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j’avoue que j’aurois pu assez punir une épouse infidèle, sans lui ôter la vie ; mais quel homme pourroit conserver sa raison dans une pareille conjoncture ? Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie ; représentez-vous toutes ses démonstrations d’amitié, toutes les circonstances, toute l’énormité de sa trahison, et jugez si l’on ne doit point pardonner sa mort à un mari qu’une si juste fureur animoit. Pour achever cette tragique histoire en deux mots : après avoir pleinement assouvi ma vengeance, je m’habillai à la hâte ; je jugeai bien que je n’avois pas de temps à perdre, que les parents du duc me feroient chercher par toute l’Espagne, et que le crédit de ma famille ne pouvant balancer le leur, je ne serois en sûreté que dans un pays étranger : c’est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce que j’avois d’argent et de pierreries, je sortis de ma maison