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56 LE DIABLE BOITEUX.

n’a pas toutes les bonnes qualités que vous avez : vous êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c’est une justice que je vous rends ; je dirai même que la recherche d’un homme tel que vous peut flatter la vanité d’une femme ; mais, quelque glorieuse qu’elle soit pour moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes à plaindre de m’aimer aussi tendrement que vous le faites paroître. Je ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon cœur ; mon indifférence n’est peut-être qu’un effet de la douleur qui me reste encore de la perte que j’ai faite depuis un an de don André de Cifuentes, mon mari. Quoique nous n’ayons pas été long-temps ensemble et qu’il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses richesses, m’obligèrent à l’épouser, j’ai été fort affligée de sa mort : je le regrette encore tous les jours.

Eh ! n’est-il pas digne de mes regrets ? ajoutat-elle : il ne ressembloit nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se persuader qu’une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur foiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas , ou la font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas ! il avoit en ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré seroit à peine capable. D’ailleurs sa complaisance étoit infinie , et j’ose dire qu’il faisoit son unique étude d’aller au-devant de tout ce que je paroissois souhaiter : tel étoit don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce, que l’on n’oublie pas aisément un homme d’un caractère si aimable : il est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu sans doute à détourner mon attention de tout ce que l’on fait pour me plaire.

Don Fadrique ne put s’empêcher d’interrompre en cet endroit dona Theodora : Ah ! madame, s’écria- t-il, que j’ai de joie d’apprendre de votre propre bouche que ce n’est pas par aversion pour ma personne que vous avez méprisé mes soins ! j’espère que vous vous rendrez un jour à ma constance. Il ne tiendra point à moi que cela n’arrive, reprit la dame, puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de votre amour : tâchez de me donner du goût pour vos galanteries ; faites en sorte que je vous aime : je ne vous cacherai point les sentiments favorables que j’aurai pris pour vous ; mais si, malgré tous vos efforts, vous n’en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez pas en droit de me faire des reproches.

Don Fadrique voulut répliquer ; mais il n’en eut pas le temps, parce que la dame prit la main du Tolédan, et tourna brusquement ses pas du côté de son équipage. Il alla détacher son cheval.

qui étoit attaché à un arbre ; et le tirant après lui par la bride , il suivit dona Theodora, qui monta dans son carrosse avec autant d’agitation qu’elle en étoit descendue : la cause toutefois en étoit bien différente. Le Tolédan et lui l’accompagnèrent à | cheval jusqu’aux portes de Valence, où ils se sépa- i rèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena dans la sienne le Tolédan. Il le fit reposer ; et après l’avoir bien régalé, il lui demanda en particulier ce qui l’amenoit à Valence, et s’il se proposoit d’y faire un long séjour. J’y serai le moins de temps qu’il me sera possible, lui répondit le Tolédan : j’y passe seulement pour aller gagner la mer, et m’ embarquer dans le premier vaisseau qui s’éloignera des côtes d’Espagne ; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde j’achèverai le cours d’une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de ces funestes climats.

Que dites- vous ? répliqua don Fadrique avec surprise : qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr ce que tous les hommes aiment naturellement ? Après ce qui m’est arrivé, repartit le Tolédan, mon pays m’est odieux, et je n’aspire qu’à le quitter pour jamais. Ah ! seigneur cavalier, s’écria Mendoce attendri de compassion, que j’ai d’impatience de connoître vos malheurs ! si je ne puis soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre physionomie m’a d’abord prévenu pour vous, vos manières me charment, et je sens que je m’intéresse déjà vivement à votre sort.

C’est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don Fadrique, répondit le Tolédan ; et pour reconnoître en quelque sorte les bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu’en vous voyant tantôt avec don Alvaro Ponce, j’ai penché de votre côté. Un mouvement d’inclination, que je n’ai jamais senti à la première vue de personne, me fit craindre que dona Theodora ne vous préférât votre rival ; et j’eus de la joie lorsqu’elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez depuis si bien fortifié cette première impression, qu’au lieu de vouloir vous cacher mes ennuis, je cherche à m’épancher, et trouve une douceur secrète à vous découvrir mon âme : apprenez donc mes malheurs.

Tolède m’a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J’ai perdu, presque dès mon enfance, ceux qui m’ont donné le jour ; de manière que je commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu’ils m’ont laissés. Comme je pouvois disposer de ma main, et que je me croyois assez riche pour ne devoir consulter que mon cœur dans le choix que je ferois d’une femme, j’épousai une fille d’une beauté parfaite, sans m’ar-