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NOTICE SUR LESAGE.

VII

aux besoins de sa famille, de consacrer vingt-six des plus belles années de sa vie à composer, ou seul, ou avec Fuzelier, Dorneval, Autreau, Lafont, Piron et Fromaget, des divertissements pour les théâtres de la foire. De ces pièces, accueillies pour la plupart avec faveur, aucune n’a survécu. Lesage se donna la peine inutile de faire un choix de ces œuvres éphémères, qu’il publia sous le titre de Théâtre de la Foire : c’étoit attacher à de légers ouvrages plus d’importance qu’ils n’en méritoient : aussi, ne croirions-nous rien ajouter à la gloire de Lesage, en citant ici les principales pièces dont ce recueil se compose, et en ajoutant à tous ses titres de gloire celui d’inventeur du genre auquel ces pièces appartiennent.

Lesage ne donnoit pas tout son temps à la composition de ces futiles productions : en 1717, il publia une imitation de l'Orlando inamorato de Bojardo ; l’ouvrage original, en passant par les mains du traducteur, a gagné sous le rapport de la raison et du bon goût, mais il a perdu beaucoup de son audace et de son enthousiasme poétiques : en somme, Roland l'amoureux ne reproduit ni le caractère ni la physionomie de son modèle. Après cet essai, Lesage renonça prudemment à un projet qu’il avoit conçu, celui de traduire l'Arioste ; il revint aux romans.

Il fit paroître, en 1732, l'Histoire de Guzman d’Alfarache, traduite et purgée des moralités superflues ; cette imitation de l’ouvrage de Matheo Aleman, sans être tout-à-fait digne de Lesage, est un livre amusant et bien supérieur à l’original. Chapelain et Bremond en avoient donné chacun une traduction, dont on ne parloit plus quand parut celle de Lesage.


Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, publiées la même année, sont plutôt les mémoires posthumes d’un aventurier qu’une fiction et un roman ; cet ouvrage fut rédigé sur des manuscrits originaux que communiqua à Lesage la veuve d’un chef de flibustiers tué à Tours par des Anglais, l’année précédente

En 1734, Lesage donna l'Histoire d’Estevanille de Gonzalez, surnommé le garçon de bonne-humeur, imitation d’un ouvrage espagnol anonyme attribué à Vincent Espinel. On retrouve de temps en temps dans cet ouvrage la gaîté, l’esprit et l’entrain de Gil Blas. Enfin, en 1736, il publia le Bachelier de Salamanque, ou les Mémoires de don Chérubin de la Ronda, tirés d’un manuscrit espagnol. Ce roman, quoique plus foible que les autres, étoit cependant celui pour lequel Lesage avoit une prédilection marquée. Cette préférence ne tenoit peut-être qu’à une raison : le Bachelier étoit son dernier roman.

Lesage eut trois fils ; l’aîné se fit comédien et se distingua sous le nom de Montménil ; de 1728 jusqu’en 1743, époque de sa mort, il remplit l’emploi des valets et des financiers au théâtre français ; le troisième, poussé par l’exemple et séduit par les succès de son frère, embrassa la même carrière et alla jouer la comédie en province sous le nom de Pittenec ; deux ans après, il revint à Paris, et renonça presque aussitôt à un art qui probablement lui avoit procuré peu de jouissance ; le second, qui avoit choisi l’état ecclésiastique, possédoit un canonicat à la cathédrale de Boulogne-sur-Mer.

Lesage avoit vu avec chagrin l’aîné et le plus jeune de ses fils embrasser une profession que la conduite des comédiens à son égard lui avoit rendue odieuse ; il cessa donc de les voir, et ce ne fut que long-temps après, et par la médiation du bon chanoine, que s’opéra une tendre réconciliation entre Montménil et son père : dés lors ils ne se quittèrent plus, et, à force de soins et de tendresse, Montménil parvint à faire oublier à son père tout le chagrin qu’il lui avoit causé. La mort imprévue et subite de Montménil frappa Lesage jusqu’au fond du cœur : il perdoit en lui son meilleur ami, et sa famille son unique soutien ; Paris lui devint alors un séjour insupportable ; il se hâta de le quitter, et se retira à Boulogne avec sa femme et sa fille. La maison du chanoine devint leur asile, et celui-ci, par ses soins affectueux et touchants, calma le profond chagrin que ressentoit Lesage de la perte de celui de ses fils qu’il aimoit le plus tendrement.

Lesage vécut à Boulogne pendant huit années dans un état d’affaissement cruel. Le comte de Tressan, qui commandoit alors dans la province, raconte que l’esprit de Lesage s’animoit à mesure que le soleil montoit vers le méridien, que, du moment où cet astre inclinoit vers l’horizon, ses sens perdoient peu à