Page:Les voyages advantureux de Fernand Mendez Pinto.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
280
Voyages Aduentureux

de nous pouuoir ſauuer, nous nous laiſſaſmes aller le long de la coſte où le courant de l’eau nous portoit : car nous creuſmes qu’il y auoit bien plus d’apparence de mourir parmy les rochers, que de nous laiſſer engloutir au profond de l’eau ; & toutesfois bien que nous euſſions choiſi ce deſſein pour le meilleur & le moins penible, ſi eſt-ce qu’il ne pût reüſſir, car ſur l’apreſdinée le vent ſe changea en Nord-Oüeſt, ce qui fut cauſe que les vagues ſe hauſſerent de telle ſorte, que c’eſtoit vne choſe effroyable de les voir. L’extreme apprehenſion que nous euſmes alors fiſt que nous commençaſmes de ietter dans la mer tout ce que nous auions, iuſques aux caiſſes plaines d’argent. Cela fait, nous coupaſmes les deux maſts à cauſe que nos vaiſſeaux eſtoient alors tous ouuerts. Ainſi deſpourueus de maſts & de voiles nous couruſmes tout le reſte du iour, à la fin enuiron la minuit nous oüiſmes dans le vaiſſeau d’Antonio de Faria vn grand bruit de perſonnes qui s’eſcrioient, Seigneur Dieu miſericorde. Ce qui fut cauſe que nous creuſmes qu’il ſe perdoit. Alors leur ayãt reſpondu de méme façon nous ne les oüiſmes plus, comme s’ils euſſent eſté deſja noyez ; dequoy nous fuſmes ſi effrayez & ſi hors de nous, qu’vne groſſe heure durant perſonne ne ſonna mot. Ayant paſſé toute cette triſte nuit en vne ſi grande affliction, vne heure auant le iour noſtre vaiſſeau s’ouurit par la cõtrequille, ſi bien qu’à l’inſtant il ſe trouua plein d’eau iuſques à la hauteur de huict pans, & ainſi nous nous ſentiſmes couler à fonds ſans aucune eſperãce de remede. Alors nous iugeaſmes bien que c’eſtoit le bon plaiſir de noſtre Seigneur, qu’en ce lieu nos vies & nos trauaux ſe finiſſent : le lendemain ſi toſt qu’il fût iour, & que nous euſmes porté noſtre veuë bien auãt dans la mer, nous ne deſcouuriſmes point Antonio de Faria, ce qui fiſt que nous acheuaſmes de perdre courage de telle ſorte, que depuis pas vn de nous n’euſt le cœur à rien. Nous perſiſtaſmes en cette angoiſſe iuſques à dix heures ou enuiron, auec tant d’apprehenſion & d’effroy, que les paroles ne ſçauroient ſuffire pour les declarer. A la fin nous allaſmes chocquer contre la coſte, & preſque noyez que nous eſtions, les vagues de la mer nous roulerent iuſqu’à vne pointe d’eſcueils