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Voyages Aduentureux

deſquels contient bien vn millier d’œufs, ſans que du reſte du poiſſon ils en puiſſent tirer aucun argent. Apres que le Mahometan euſt chargé la Lanchare de ceſte Marchandiſe, il prit tout incontinent la route de Malaca, où eſtant abordé fort heureuſement, trois iours apres il me mena à la fortereſſe pour y voir le Capitaine, auquel il raconta le traité que nous auions fait enſemble. Cependant Pedro de Faria fut ſi eſtonné de me voir en vn ſi triſte équipage, que les larmes luy en vinrent aux yeux ; puis il me dit que i’euſſe à parler tout haut, afin de connoiſtre ſi c’eſtoit moy qu’il voyoit, pource que ie ne luy paroiſſois plus eſtre moy meſme, à cauſe de la grande diformité de mon viſage. Et d’autant qu’il auoit eſté plus de trois mois ſans receuoir de mes nouuelles, & qu’vn chacun me tenoit pour mort, il vint tant de gens me voir, que la fortereſſe en eſtoit pleine. Là il n’y eut celuy qui la larme à l’œil ne me demandat le ſuiet de mon infortune, & qui m’auoit mis en vn ſi mauuais eſtat. Alors leur ayant rendu compte à tous des aduentures de mon voyage, de meſme façon que ie les ay deſia racontées, ils en demeurerent ſi eſtonnez, que ie vis alors les vns s’en aller ſans dire mot, & les autres baiſſer les eſpaules, & faire le ſigne de la Croix, par admiration de ce qu’ils m’auoient oüy dire. Par meſme moyen la compaſſion qu’eurent de moy les aſſiſtans fut ſi grande, qu’ils m’en firent voir des effets, & me donnerent tant d’aumoſnes, que i’en demeuray beaucoup plus riche que ie n’eſtois auparauant que de m’en aller à ce mal-heureux voyage. Quant à Pedro de Faria, il fit donner tout à l’heure ſoixante ducats au Marchand Mahometan qui m’auoit amené, enſemble deux pieces de bon Damas de la Chine. Dauantage, il l’exempta au nom du Roy de tout ce qu’il deuoit à la doüane, pour les droicts de ſa marchandiſe, qui ſe montoient preſqu’à pareille ſomme, tellement qu’il demeura fort content du marché qu’il auoit fait auec moy. Or afin que ie fuſſe mieux traitté & ſollicité, le Capitaine me fit loger en la maiſon d’vn Greffier de la doüane Royale, qui pour eſtre marié en ce pays-là, il luy ſembla que chez luy pluſtoſt qu’en autre lieu ie treuuerois mes commoditez ; comme en effet i’y fus