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Voyages Aduentureux

pas que ie faisois, ie tombois dans l’eau comme eſuanoüy, à cauſe de la grande abondance de ſang que ie perdois, pour les bleſſeures que i’auois à la teſte, & ſur les eſpaules. L’ayant enſeuely dans la vaſe le mieux que nous peuſmes, les autres trois Mariniers & moy priſmes reſolution de trauerſer la riuiere, pour nous en aller dormir ſur des grands arbres que nous voyons de l’autre coſté, de crainte des Tygres & des Crocodiles dont ceſte contrée eſt plaine, ſans y comprendre beaucoup d’autres animaux fort veneneux, comme vne infinité de ces couleuures chaperonnées, dont i’ay parlé cy deuant au 14. chap. & tout plein d’autres ſerpens eſmaillez de verd & de noir, dont le venin eſt ſi contagieux, qu’ils tuënt les perſonnes ſeulement de leur haleine. Ceſte reſolution ainſi priſe, i’en priay deux de paſſer les premiers, & l’autre de demeurer auec moy pour me ſoulager dans l’eau, à cauſe que pour mon extréme foibleſſe ie pouuois à peine me ſouſtenir ſur les pieds. Alors voyla que l’vn des deux ſe ietta tout incontinent dans l’eau, tous deux nous exhortans à les ſuiure, & à n’auoir point de peur. Mais helas ! ils furent à peine au milieu de ceſte riuiere, qu’ils ſe virent attaquez par deux grands Lezards, qui tout deuant nous, & en vn inſtant les mirent en pieces, & les traiſnerent à fonds, laiſſans la riuiere toute ſanglante : ce qui nous fut vn obiet ſi effroyable, que nous n’euſmes pas la force de crier, & pour moy ie ne ſçay, ny qui me tira hors de l’eau, ny comme quoy i’eſchappay. Car ie m’eſtois, deſia mis dans l’eau iuſqu’à la ceinture, auec cet autre marinier qui me tenoit par la main, à qui l’apprehenſion du danger preſent auoit oſté la connoiſſance de ſoy-meſme.