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Voyages Aduentureux

vents ſont ordinaires en ceſte Iſle de Samatra : ce qui fit que la mer fut eſmeuë de telle ſorte par la violence de la tourmente, que nous penſions tous eſtre perdus, à cauſe que noſtre Lanchare n’auoit plus, ny maſt, ny voile, l’vn & l’autre ayant eſté mis en pieces par la tempeſte, d’ailleurs l’eau y entroit deſia par trois endroits proches de la quille, & l’abondance en fut ſi grande en fort peu de temps, qu’incontinent nous allaſmes à fonds, ſans pouuoir ſauuer aucune choſe que ce fuſt. Peu de gens auſſi s’eſchapperent, car de vingt-huict hommes que nous eſtions dedans, il y en euſt vingt-trois de noyez en moins de demy quart d’heure. Pour nous autres cinq qui reſtaſmes par la miſericorde de Dieu, tous bleſſez que nous eſtions, nous paſſaſmes le reſte de la nuict ſur des eſcueils, où les vagues de la mer nous ietterent. Là tout ce que nous peuſmes faire fut de nous plaindre les larmes aux yeux, du triſte éuenement de noſtre infortune. Et dautant qu’en ce temps-là nous ne ſçauions, ny quel conſeil prendre, ny quelle route, à cauſe que le païs eſtoit tout mareſcageux, & enuironné d’vne ſi eſpaiſſe garenne, qu’vn oyſeau, pour petit qu’il fuſt, eut peu difficilement paſſer à trauers les branches, tant ces arbres ſauuages eſtoient touffus, nous demeuraſmes donc là par l’eſpace de trois iours, accroupis ſur le petit rocher, où nous n’auions pour tous alimens que les limons & les immondices que l’eſcume de la mer y produiſoit. Apres ce temps-là que nous paſſaſmes miſerablement, & auec beaucoup de peine, ſans ſçauoir à quoy nous reſoudre, nous marchaſmes tout vn iour le long de l’Iſle de Samatra, enfoncez dans la vaſe iuſqu’à la ceinture, & enuiron le Soleil couché nous arriuaſmes à l’emboucheure d’vne petite riuiere, large d’vn traict d’arbaleſtre, que nous n’oſaſmes entreprendre de paſſer à nage, pour eſtre profonde, & nous fort laſſez. Ainſi nous fuſmes contraints de paſſer toute la nuict en ce lieu, enfoncez dans l’eau iuſqu’au col. À ceſte miſere eſtoit iointe la grande incommodité que nous apportoient les taons & les mouſcherons, qui ſorti des bois prochains nous picquoient de telle ſorte, qu’il n’y auoit pas vn de nous qui ne fuſt tout en ſang. Le