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Non content d’être nécrophore et grand-prêtre du fils de Sémélé, comme un mercier de campagne qui vent des sabots, des cantiques spirituels et de l’avoine, le croque-mort se livre assez volontiers au cumul, et cela par délassement, car ne le perdons pas de vue un seul instant, sa seule profession officielle est de boire. Souvent donc on le voit, tranchant du gentilhomme, habiter non pas une maison, mais une boutique de plaisance, où à ses heures perdues, il vient s’abandonner aux plaisirs du négoce, je veux dire à l’aimable fantaisie d’échanger contre l’argent de ses pratiques des chaussons aux pommes ou de Strasbourg, du jus de réglisse ou du jus de la treille. Souvent aussi Madame cultive en son particulier quelque art d’agrément, et selon que son penchant l’entraîne, elle fait des eunuques sur le pont de la Tournelle, ou va cueillir dans la verte prairie du mouron pour les petits oiseaux. - J’ai dit madame, parce que le croque-mort ressent de très-bonne heure le besoin d’avoir une duègne au logis pour le déshabiller et le mettre au lit quand il rentre.

Ce n’est pas, si nous en voulons croire l’indiscrétion d’une ravissante chansonnette de Béranger, mon bon ami et mon doux maître, qu’il lui soit toujours très-facile de s’engager dans les rets de l’hymen. Hélas ! la nef de ses amours échoua plus d’une fois sur la rive de Cythère ! Ce qui après tout n’est peut-être que justice, car, imprégné sans cesse de miasmes putrides et d’effluves alcooliques, notre galant a vraiment contre lui deux senteurs bien pernicieuses au nez d’une belle.

Comme les fonctions du croque-mort de la mairie sont héréditaires et alinéables, il peut choisir son successeur et nommer son survivancier. S’il meurt intestat, son épouse afferme ou donne sa place vide à qui bon lui semble. Quelquefois alors, préférant le tribut en nature à la redevance en espèces, elle jette un regard favorable sur l’objet de ses affections extra-conjugales (l’honneur de la maison du croque-mort n’est pas toujours des mieux gardés), et le sigisbé, endossant tout à la fois et la livrée funèbre et la veuve éplorée, passe d’un seul bond dans l’alcôve adultère et dans la charge.

Peut-être, ô mon Dieu ! n’ai-je pas assez mis de plâtre à mon héros, n’ai-je pas assez déguisé ses faiblesses ! mais il est si bon, mais il est d’une nature si humaine, que comme Jean-Jacques, malgré ses défauts, peut-être pour ses défauts mêmes, on ne saurait se défendre de l’aimer. Eh ! mon Dieu ! le soleil lui-même n’est-il pas sujet aux éclipses et n’a-t-il pas des taches ! Lequel d’entre nous n’a pas ses heures de tendresse et d’égarement ? De plus grands personnages ont été subjugués par la bouteille ! Le sultan Mahmoud qui vient de descendre ces jours-ci dans la tombe, n’a-t-il pas gouverné longtemps et glorieusement la Turquie plein des vues les plus sages et de liqueurs fortes ! - Bassompierre buvait jusque dans ses bottes ! - Et Lucius Piso qui conquit la Thrace, et Cossus, le conseiller de Tibère, étaient l’un et l’autre si sujets au vin, que souvent il fallut les emporter du sénat.

Vous vous attendiez sans doute à quelque peinture sombre et farouche, et point du tout, c’est un pastel rose et frais que je vous trace ! Vous comptiez sur des larmes, et partout sur vos pas vous ne rencontrez que de l’ivresse ! cela vous étonne, et cependant, si l’on y songe un peu, cela est tout simple. La contemplation du