Page:Les français peints par eux-mêmes, Tome II, 1840.djvu/148

Cette page n’a pas encore été corrigée

mais ces assemblées aboutissent toujours à des déjeuners dominicaux, payés par les amendes encourues. On y parle beaucoup, chacun en sort persistant dans son opinion, absolument comme à la Chambre, mas il y a le vote de moins.

Là se termine la première incarnation. Le jeune homme s’est façonné lentement, il a eu peu de jouissances : les clercs sortent tous de familles plus ou moins laborieuses, où leur enfance a été sans cesse rebattue de ce mot : Fais fortune ! Ils ont travaillé du matin au soir sans quitter l’étude. Les clercs ne peuvent se livrer à aucune passion, leurs passions polissent l’asphalte des boulevards, elles doivent se dénouer aussi promptement qu’elles se nouent, et tout clerc ambitieux se garde bien de perdre son temps en aventures romanesques ; il a enterré ses fantasques idées dans ses inventaires, il a dessiné ses désirs en figures bizarres sur son garde-main, il ignore entièrement la galanterie, il tient à honneur de prendre cet air indéfinissable qui participe à la fois de la rondeur des commerçants et du bourru des militaires, que souvent les gens d’affaires outrent pour se faire valoir ou pour élever par leurs manières des chevaux de frise entre eux et les exigences des clients ou des amis.

Enfin, tous ces clercs rieurs, gabeurs, spirituels, profonds, incisifs, perspicaces, arrivés au principalat, sont à demi notaires. La grande affaire du maître clerc est de donner à penser que sans lui le patron ferait de fameuses boulettes. Il tyrannise quelquefois son patron, il entre dans son cabinet pour lui soumettre des observations, il en sort mécontent. Il est beaucoup d’actes sur lesquels il a droit de vie et de mort, mais il est des affaires que le patron seul peut nouer et conduire ; généralement, il est à la porte de toutes les confidences sérieuses. Dans beaucoup d’études, le premier clerc a un cabinet qui précède celui du patron. Ces premiers clercs ont alors un degré d’importance de plus. Les premiers clercs, qui signent ppal et s’appellent entre eux mon cher maître, se connaissent, se voient et se festoyent sans admettre d’autres clercs. Il est un moment où le premier clerc ne pense qu’à traiter, il se faufile alors partout où il peut soupçonner l’existence d’une dot. Il devient sobre, et dîne à deux francs quand il n’est pas nourri chez le patron, il affecte un air posé, réfléchi. Quelques-uns empruntent de belles manières et se donnent des lunettes afin d’augmenter leur importance, ils deviennent alors très-visiteurs, et dans les ménages riches, ils lâchent des phrases dans le genre de celle-ci : « J’ai appris par le beau-frère de monsieur votre gendre, que madame votre fille est rétablie de son indisposition. » Le maître clerc connaît les alliances bourgeoises, comme un ministre français près d’une petite cour allemande connaît celles de tous les principicules. Ces sortes de premiers clercs professent des principes conservateurs et paraissent extrêmement moraux, ils se gardent bien de jouer publiquement à la bouillote ; mais ils prennent leur revanche dans leurs réunions entre maîtres clercs, qui se terminent par des soupers bien supérieurs à ceux des dandies, et dont le dénouement leur évite de jamais faire aucune sottise sentimentale : un premier clerc amoureux est plus qu’une monstruosité, c’est un être incapable. Depuis environ une douzaine d’années, sur cent premiers clercs, il en est une trentaine emportés par le désir d’arriver, qui abandonnent l’étude, se font commanditaires d’entreprises industrielles, directeurs d’assurances, hommes d’affaires, ils cherchent une charge sans finance,