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drolatiques, et ils en ont ! leur scepticisme, et ils doutent de tout ! leur bonté, les clients en abuseraient ! forcés d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et le notaire obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au-dessous de zéro : chacun connaît la force de l’habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se matérialisent donc l’esprit, hélas ! sans se spiritualiser, le corps. Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux à force d’être ennuyés. Perdus par l’usage des lieux communs dans leur cabinet, ils les importent dans le monde. Ils ne s’intéressent à rien à force de s’intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite indifférence en trouvant l’ingratitude au bout de tous les services rendus, et deviennent enfin cette création pleine de contradictions cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique et crédule, pessimiste et optimiste, très-bon et sans cœur, pervers ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du magistrat, du bureaucrate, de l’avocat, et dont l’analyse exacte défierait La Bruyère s’il vivait encore. Eh bien ! cet homme a ses grandeurs, mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui le fait si petit : témoin de tant de perversités, non pas spectateur, mais directeur du théâtre de l’intérêt, il doit demeurer probe ; il voit creuser le lac asphaltite où s’engloutiront les fortunes, sans pouvoir y pêcher ; il minute l’acte aux commandites, et doit se tenir sur le seuil de la Gérance comme un marchand de piéges qui ne s’intéresse ni à la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes, quel travail ! Jamais essieu ne fut mieux battu, ni plus essayé. Admirez ses transitions, et voyez si la Nature qui met tant de temps et de soins à faire quelque magnifique coquille, n’est pas surpassée ici par la Civilisation dans ce produit crustacé, nommé le notaire ?

Tout notaire a été deux fois clerc, il a pratiqué plus ou moins longtemps la procédure : pour savoir prévenir les procès, ne faut-il pas les avoir vu naître ? Après deux ans de cléricature chez un avoué, ceux qui conservent des illusions sur la nature humaine ne seront jamais ni magistrats, ni notaires, ni avoués : ils deviennent actionnaires. De l’étude d’un avoué, le clerc s’élance dans une étude de notaire. Après avoir observé la manière dont on se joue des contrats, il va étudier la manière dont on les fait. S’il ne procède pas ainsi, le futur notaire a pris l’état par ses commencements, il s’est engagé petit clerc comme on s’engage soldat pour devenir général : plus d’un notaire de Paris fut saute-ruisseau. Après cinq ans de stage dans une ou plusieurs études de notaires, il est difficile d’être un jeune homme pur : on a vu les rouages huileux de toute fortune, les hideuses disputes des héritiers sur les cadavres