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lieu à ces étranges soupçons, car le notaire a créé l’air notaire, expression devenue proverbiale. Eh bien ! cet homme est une victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir beaucoup d’esprit, il a peut-être aimé. Arcane incompris, vrai martyr mais volontairement martyr ! être mystérieux, aussi digne de pitié quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t’expliquerai, je te le dois ! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un Œdipe tout à la fois, tu as la phraséologie obscure de l’un et la pénétration de l’autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n’es pas indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets que, selon Bridoison, l’on ne se dit qu’à soi-même.

Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte ; mais au rebours : il a commencé par être brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la Société l’accomplit lentement ; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse : les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen, honorables médiocrités que 1850 a intronisées ? Ce qu’ils entendent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sont forcés de penser, d’accepter, outre leurs honoraires ; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants ; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer, et d’être spirituels : l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle, effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire est constamment couvert d’un masque, il le quitte à peine au sein de ses joies domestiques ; il est toujours obligé de jouer un rôle, d’être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien des raisons d’être grave avec sa femme ! il doit ignorer ce qu’il a bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas lui trop expliquer. Il accouche les cœurs ! Quand il en a fait sortir des monstres que le grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé de se récrier : — Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est indigne de vous. Vous vous abusez sur l’étendue de vos droits (phrase honnête au fond de laquelle il y a : vous êtes un fripon). Vous ignorez le vrai sens de la loi, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde ; mais, monsieur, etc…. Ou bien : — Non madame, si j’approuve le sentiment naturel, et jusqu’à un certain point honorable qui vous anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez toujours honnête femme, même après votre mort. Quand la nomenclature des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la cliente sont ébranlés, le notaire ajoute : — Non, vous ne le ferez pas, et moi, d’ailleurs, je vous refuserais mon ministère ! Ce qui est la plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel.

Les notaires sont effectivement des officiers : peut-être leur vie est-elle un long combat ? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées