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Devant tant de candeur et de bonhomie, M. le président resta désarmé. Depuis il avoua que si cet homme n’avait mis fin à sa cadence, infailliblement il l’eût tué.

Mais retournons à notre objet, et disons vite notre dernier mot.

Quand le gniaffe pur-sang, est devenu vieux, incapable, et trop pauvre, il finit le plus souvent par la loge. Et alors vient-on demander à Olympe l’étage de quelque locataire, il répond par une forêt de phrases majestueuses, ou par une brusquerie tout à fait dans le goût spartiate ; et tandis que l’étranger assommé monte l’escalier en marmottant entre ses dents : « Vieille brute, vieux dindon !... » lui, de son côté, se drape, enchanté de son beau langage, et se dit à part soi : « Certes, voici un monsieur qui emporte de moi, à coup sûr, une grande opinion ; qui doit se dire : Ce suisse n’est pas un homme vulgaire, un concierge-né. C’est une grande intelligence, développée encore par une éducation soignée, subtile, principesque, mais déplacée par le destin et le malheur. »

Puis enfin, un jour il se meurt, mais très-heureux, plein de lui-même, et de ses idées, au fond, tout au fond de son antre ! Il se meurt stoïquement, songeant avec quel regret amer, le lendemain, les maîtres cordonniers de Paris vont se dire : « Hélas ! l’habile cordonnier Onésime Chopinard a cessé de vivre ! ! ! »

Mais il ne songe pas, le pauvre infatué, le pauvre diable, heureux, mille fois heureux pour lui !... que le titi du quatrième dira aussi, car tout panégyrique a son revers : « Ohé !...ohé !… ohé !... le père Chopinard qui a fait sa crevaison ! Enfoncé le père Chopinard ! »

Au moyen âge les cordonniers se partageaient en plusieurs classes distinctes : il y avait les cordouaniers, les bazaniers, les savatiers ou savetoniers, et les sueurs de vieil (nos savetiers proprement dits). De nos jours encore, la profession se divise en diverses et nombreuses catégories ; mais dans l’échelle des gniaffes maîtres ou arrivés, le podophile occupe le premier rang. Le podophile, c’est le cordonnier du progrès, le cordonnier avancé, jeune France, lion, néo-chrétien, artistique, palingénésiaque, annoncé dans les feuilles, célébré par la réclame. Pôle antarctique du cordonnier de faubourg, ce gentilhomme a horreur du cuir et du clou, et c’est à lui que nous devons le soulier ou escarpin retourné à l’usage des gens de la haute (grand monde), la botte sans coutures ou entièrement cousue de soie, et le soulier de bal, du poids de deux onces, fait d’épiderme de sylphide ou de satin étiolé. Les plus estimées de ces dernières chaussures doivent laisser pied nu leur porteur à la première ou à la seconde contredanse, ou tout au moins dans le plus fort du ballet. — Aux petits commis, aux provinciaux que l’oeil de son ouvrage a attirés chez lui, et qui lui font le reproche que ses bottes, quoique très-chères, ne durent presque rien, le podophile répond : « Vous êtes dans une erreur complète, messieurs ; mes bottes ne vous chaussent-elles pas à ravir ? mais vous voulez aller à pied avec ma marchandise, et dans la rue ! cela, messieurs, ne se peut pas. Si ce sont des souliers pour marcher que vous souhaitez, je vous demande bien pardon, je n’en fais pas. »

Comme nous l’avons vu, le bottier est appelé boueux par ironie ; mais celui-ci, en revanche, traite le cordonnier pour femme de chiffonnier. Le chiffonnier, d’une propreté exemplaire et féminine, est en général d’une constitution médiocre, tandis que le boueux, solide, robuste et sale, pratiquant un métier des plus durs, est au contraire une espèce d’Alcide, armé comme un Titan d’une barre de fer en guise d’astic, et d’un formidable épieu pour forcer le bas de l’embouchoir sur l’avant-pied.

On donne de 6 à 9 fr. de façon à l’ouvrier pour les bottes ordinaires. Pour les souliers de femme, le chiffonnier reçoit la somme de 9 à 55 sous. Malgré l’exiguïté de ce prix, il en est qui arrivent, par une habileté prodigieuse, à se