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Les expressions du gniaffe sont en général des plus hautes régions de l’empyrée. Les mots ronflants, inintelligibles pour lui et pour le plus grand nombre, ont à ses yeux un attrait indicible, un charme secret ; et parmi ceux-ci, il y en a toujours un, un à toutes mains qu’il affectionne et dont il use sans cesse. Tantôt c’est catastrophe, tantôt vessie-six-tude ; ou bien encore, à tout ce qu’il dira, à tout ce que vous pourrez dire, il ajoutera, c’est clair, c’est un idiome. Vise-t-il au polyglotisme, il s’écrie à tout propos et sans relâche : O tempores, o mora !… car le gniaffe angora, le gniaffe pur-sang, le gniaffe de la bonne roche, se donne obstinément pour avoir une légère teinture de latin. Dans son enfance, comme le roi Robert, il a chanté au lutrin de son village, dans le duché de Bar, et il fredonne quelquefois encore de souvenir, O cru navet espèce unica ! (O crux ave, spes unica). D’ailleurs il a travaillé longtemps pour un collège, ou du moins à la porte.

Hélas ! lui aussi, il a eu à se plaindre des hommes !... lui aussi, jouet de l’ingratitude des peuples, il vit isolé, retiré, loin du tourbillon, comme Marion Delorme, comme Timon le lycanthrope élimant le fer de sa bêche sur le champ aride et pierreux du malheur ! lui aussi, il se renferme dans sa gloire et la triple ceinture de sa conscience ; lui aussi, inébranlable dans sa conviction et dans sa vertu, il regarde silencieusement passer au-dessous de lui les événements humains, comme le colosse de Rhodes regardait passer entre ses jambes les flottes et les navires de haut-bord.

Dans ce dépouillement suprême une seule religion lui reste, celle du journal ; une seule foi lui reste, la foi aux journaux. Il en lit en rendant son ouvrage, il en lit le dimanche, il en lit le lundi. Jamais il ne traverse le Palais-Royal sans en dévorer beaucoup ; mais malheureusement le plus souvent sa pâture ne se peut guère composer que de vieilles gazettes ayant servi d’enveloppes à son marchand de crépin. Aussi, comme la goule du désert, pas de faits surannés, pas de puffs, pas de canards pas de mânes qu’il n’exhume !

Plus les hommes et les choses sont à distance et hors de sa sphère, plus le gniaffe s’efforce de s’y intéresser ; cela, s’imagine-t-il, le grandit aux yeux du vulgaire. La mort de Cuvier, le grand alatomiste, l’affecta vivement ; cependant, tout compte fait, Cuvier n’est à ses yeux qu’un faible imitateur de Buffon.

Sous l’empire, il a eu les plus belles connaissances. Il déteste intimement Marie-Louise, et porte aux nues et dans son cœur Joséphine, dont la répudiation fut la boîte de Pandore pour la France. Il a remis un talon au prince Murat ; mais il s’est refusé à remonter les bottes du vieux Blücher ; et il a vu, de ses propres yeux vu, le roi de Rome et M. Dupuytren.

Il a de plus, qui dit, dit-il, beaucoup appris, beaucoup consigné, et surtout beaucoup lu M. de Vortaire, un grand sec, avec des boucles à ses souliers, Corneille un peu, Racine idem, et il vous en sert des passages qu’il prend à rebrousse-poil et qu’il écorche avec une rare sagacité. Toujours grandiose, toujours solennel, il se lève de sa chaise dépaillée comme Auguste de son trône, et parle à son chien comme Britannicus à Junie. Aussi le peuple, à qui rien n’échappe, l’a-t-il surnommé pontife (impossible de frapper plus juste et de peindre mieux), et n’est-il connu dans le voisinage que sous le nom de père Manlius ou de Bajazet, mais il s’en fait honneur !

Gravissons un instant sur la colline populaire où le peuple souverain vient le dimanche et le lundi déposer sa misère et son sceptre. Bravons un instant l’odeur du vin d’alun et de campêche, le parfum douteux des gibelottes, les grincements des rebecs, et pénétrons sans pâlir dans la cohue des tavernes. Là nous retrouverons encore, si Dieu nous est en aide, réservé, mystérieux et sublime, notre héros, dont le cœur saigne à la vue de la jeunesse moderne et de sa danse dégénérée. Oh ! si quelquefois encore il se mêle aussi lui-même à un quadrille, croyez-le bien, c’est moins pour faire vis-à-vis