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entre lui et sa chandelle, et qui s’épanouit sur sa couture comme un baiser de Phoebé sur le front argenté d’Endymion, notre patriarche travaille et chante en battant le cuir en cadence, laissant tomber sa dernière parole avec le dernier coup de marteau, ou quelquefois encore cause gravement du haut de sa philosophie ; tantôt il dit : « Notre religion est absurde et bonne pour le peuple. La religion protestante, à la bonne heure ! en voilà une de religion !... ils adorent un cochon, c’est vrai ! mais c’est plus naturel. »

Et le jeune semainier, à chaque phrase du vieux maître, de tomber en admiration.

Tantôt il parle histoire, car sur toute chose le gniaffe a des notions précises ; et si le hasard veut que la conversation prenne une teinte moyen âge, il dit que Notre-Dame fut autrefois du temps des rois fainéants un temple de druides, bâti par des huguenots sauvages.

Il a des études linguistiques. Il trouve la langue française pauvre, pleine de contre-bon-sens et il en redresse les torts. Lorsqu’on est perclus de la main, il en veut pas qu’on dise, je suis estropié, mais estro-main ; et depuis vingt ans il doit écrire là-dessus à messieurs de l’Académie.

Le semainier lui demande-t-il l’origine et le sens du mot cordonnier, il a sa leçon faite, et répond sur-le-champ : « Le roi étant allé un jour prendre mesure de soulier chez son fournisseur (le gniaffe, lorsqu’il raconte, a toujours à son service grande profusion de rois), il y oublia son cordon : à son retour au palais, le roi s’en aperçut et envoya aussitôt un de ses pages le réclamer. Le cordon fut nié, c’est-à-dire que l’artisan nia l’avoir trouvé ; ce fut, en un mot, un cordon nié. Le roi s’emporta, et, dans sa trop juste colère, ordonna à dessein d’imprimer un sceau de honte indélébile et éternel sur le front de cet homme coupable, faisant payer à tous la faute d’un seul, qu’à l’avenir, en mémoire de ce délit, les confectionneurs de chaussures s’appelleraient cordon-nier. »

Voilà ce que le gniaffe rapporte et croit de tout son cœur. Au fait, ceci vaut bien après tout une étymologie de Voltaire et de Ménage, ce docte imbécile.

Mais souvent, mais le plus souvent la conversation du gniaffe prend une couleur politique.

« Au jour d’aujourd’hui, dit-il, nous sommes trop éclairés pour que les jésuites et la féodalité puissent jamais r’asservir le peuple. La féodalité, monsieur, savez-vous bien ce que c’était ?... Eh bien, monsieur, c’était le droit de cuissage !… » Négrophile comme M. Schoelcher, ou feu monseigneur de Blois (l’abbé Grégoire), il regarde le nègre comme son prochain, noirci par les coups de fouet de son maître. Il veut que la civilisation enfin le savonne, et en pensant à toutes les infortunes de l’esclave africain, il pleure sur la cassonnade qu’il mange, et dans le café qu’il boit. A son sentiment, ce sont les bûchers que l’inquisition a allumés en Espagne, qui en ont à la longue altéré le climat et en ont fait un pays chaud.

Le cordonnier passe pour brave. Mais pourquoi passe-t-il pour brave ? ceci vient tout à coup chatouiller vivement l’honneur de l’apprenti, et le gniaffe raconte alors avec orgueil qu’un jour Henryc-le-Grand (Henri IV), examinant une liste de criminels, demanda qui ils étaient. Il y avait des maçons, des charrons, des couvreurs, des tailleurs, mais des cordonniers point ! ce que voyant, le grand Henryc s’écria : « Les CORDONNIERS SONT DES BRAVES !... » Le mot se répandit donc, comme tout mot royal, et l’épictète de brave depuis lors leur en est restée.

A ce récit, au dernier trait surtout, le semainier se renverse, il est au comble, il étouffe d’admiration !... Comment, se dit-il, tant de savoir peut-il entrer dans la tête d’un homme ! Cependant, s’il y songeait un peu, quel croc-en-jambe cette anecdote ne donne-t-elle pas à l’origine du mot cordon-nier… Mais le semainier, nous l’avons dit, est un crétin ; il n’y regarde pas de si près.