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prochaine ; l’épouse, c’est Olympe passée. Le gniaffe est sévère sur l’honneur, il a des principes, il tient aux formes, et sait trop ce qu’on doit après un amour éprouvé. Dans le modeste asile dont nous faisions tout à l’heure l’autopsie, c’est là qu’avec Olympe il coule des jours sinon sans nuages, du moins égaux. Olympe était bordeuse ; il la connut en rendant de l’ouvrage, l’aima et la fit passer sous sa loi. La bordeuse, que quelquefois dans le métier et par envie on appelle chamarreuse, n’a d’ordinaire que son art, sa jeunesse et sa fleur, mais pour cela elle n’en est pas moins l’objet des plus tendres recherches. Le gniaffe pur-sang a le cœur trop bon gaulois pour jamais rien devoir à une femme. Une dot à ses yeux est un opprobre ; un mariage d’argent, une lâcheté. Il ne comprend, ce grand cœur, que l’union de la faim avec la soif !

Dans son intimité avec madame son épouse, le gniaffe angora n’a pas les habitudes grossières du gniaffe à échoppe, que nous aurons à peindre un peu plus tard. Il ne bat pas sa femme, et jamais l’étole de saint Crépin (le tire-pied) ne s’est transformée dans ses mains en une odieuse férule. De son côté, Olympe sait garder les distances ; et ce n’est pas elle qui jamais s’oublia jusque-là de l’appeler pouilleux, de la voix ou du geste. Rentre-t-il aviné ; aux réprimandes de sa compagne, il se contente de répondre avec éloquence et d’un air d’Artaban : « Songez à qui vous parlez, madame ! taisez-vous !... L’épouse doit obéissance et soumission à l’homme, car l’homme est son maître comme deux et deux font quatre !... « Ordinairement, au bout de chaque tirade semblable ou équivalente, il fait un carambolage, un faux pas et une chute. Mais bientôt redressé sur une ou plusieurs pattes, plus glorieux et plus interminable que jamais, il reprend et pour longtemps sa période.

N. B. Le gniaffe angora laisse en défaut le plus saint commandement : il ne croît pas et ne multiplie point ; c’est encore un signe distinctif qui le sépare du vulgaire auquel il abandonne ce triste soin.

Le gniaffe possède d’accoutumance un apprenti ou un semainier, qu’il domine de toute la hauteur de son expérience et de son génie. L’apprenti, personne n’en ignore ; quant au semainier, c’est un jeune ou un vieux garçon, ou plutôt un crétin, qui n’a pas assez d’intelligence pour faire un soulier à lui tout seul, et se met à la semaine pour coudre et faire le moins malin de l’ouvrage. Il y en a ordinairement deux dans la boutique du maître, employés aux basses fonctions, aux raccommodages et à la peinture et décoration de la besogne achevée. Là, le semainier prend la qualification de gorret (corruption dérisoire du mot correct, nom que porte dans plusieurs industries le chef des compagnons chargés des épures), et se divise en deux classes tranchées, le gorret à la pâte et le gorret coupeur. Le gorret à la pâte, que nous avons choisi pour l’un de nos types et que M. Meissonier, ce jeune peintre du plus bel avenir, a reproduit avec une vérité rare, appartient à une berloque de boueux, c’est-à-dire à une boutique de bottier.

Soit gorret ou apprenti, celui-ci a une vénération et une crédulité sans bornes à l’égard et au service de son maître.

Il écoute.

Il acquiesce.

De son côté le gniaffe ne fera pas une lisse sans la passer à sa galerie. « Regarde-moi ça, » dit-il. Et dans ce regarde-moi ça ! il y a tout un monde de satisfaction et de noble orgueil.

Entouré de tous ses ustensiles, devant sa veilloire, petite table basse et carrée, chargée d’ossements façonnés en outils, d’alènes, de clous, de sébiles ; à sa gauche son compagnon et le baquet de science (baquet plein d’eau pour détremper le gros cuir) ; à droite son marteau, ses tenailles et la corbeille à mettre les soies et le fil, appelée caille-bottin, le soir, éclairé mélancoliquement par un rayon pâle et lunaire, que lui renvoie le globe de cristal interposé