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Avez-vous jamais ouï dire que j’aie porté la désunion dans les familles ?… Vous croyez que c’est moi qui ai conseillé à Linou d’entrer au couvent ? Quelle erreur !… Et pourquoi l’aurais-je fait ? Avez-vous oublié que j’étais d’accord avec vous pour lui faire épouser Jean, que voilà ?…

L’oncle Joseph se taisait. Le prêtre continua :

– J’ai quitté La Capelle depuis cinq ans ; votre nièce n’était encore qu’une enfant… Depuis, je l’ai revue, de loin en loin, deux fois l’an peut-être, et toujours dans sa famille, jamais au confessionnal, ni au presbytère… Je ne suis plus son directeur de conscience ; quand aurais-je pu agir sur elle ?… La vérité, mon pauvre ami, – car je suis sûr que vous serez toujours mon ami, – la vérité, c’est qu’aussitôt que j’ai connu le projet de votre filleule, je l’ai combattu de mon mieux, et que, je le répète, j’accourais pour le combattre encore… Voyons, Joseph, vous qui êtes intelligent, répondez à cette question : pourquoi serais-je là, si j’avais conseillé à cette enfant d’entrer en religion ? Est-ce qu’aujourd’hui, en recevant sa lettre, je ne serais pas resté chez moi à me réjouir du succès de mes efforts ?… Je ne suis venu que pour tâcher d’obtenir que la chère petite ajournât son départ, réfléchît encore… Et je suis arrivé un quart d’heure trop tard. Voilà la vérité, toute la vérité, je vous l’affirme, Joseph… Et vous le sentez bien.

Il parlait avec un bel accent de franchise qui emportait la conviction. La figure de l’oncle Joseph s’était détendue, sa bouche avait perdu son pli sarcastique ; son œil noir s’était radouci et s’embuait un peu.

– Mais alors, fit-il, quand et comment avez-vous connu les intentions de ma filleule ?

– Le mois dernier, quand vous m’avez chargé, vous et Garric, d’aller lui demander si elle ne voulait pas pardonner à celui-ci, lui rendre son affection, et lui promettre de nouveau sa main… Elle m’a répondu qu’elle s’était promise à Dieu.

– Hé ! il fallait aussitôt avertir ses parents…

– Afin d’occasionner une rechute, peut-être la mort de Rose, qui relevait à peine de maladie, de soulever les colères de votre frère et de son fils… Et puis, j’espérais la faire revenir encore sur sa détermination…

– Vous a-t-elle dit à quel moment et pourquoi elle avait résolu de faire ce coup de tête ?

– Un coup de tête ? Vous traitez bien légèrement, mon bon Joseph, un serment, un vœu prononcé devant le crucifix, la nuit où votre belle-sœur faillit mourir !

– Quoi ! C’est alors ?…

– C’est alors, oui… La veille, le soir de Noël, la pauvre petite avait appris, par hasard que Jean l’avait trompée…

– Ah ! je devine ! s’écria Garric, se rapprochant subitement ; oui, oui, je suis la cause de tout…

– Le point de départ fut tel, en effet… Tu peux t’imaginer la douleur que la révélation de Pataud causa à une âme aussi délicate et aussi aimante !… Là-dessus, Rose tombe gravement malade… La pauvre enfant la croit perdue ; elle se jette aux pieds du Christ et lui offre sa vie pour sauver celle de sa mère.

Joseph l’interrompit vivement.

– Mais des vœux faits dans ces conditions ne comptent pas, vous le savez bien.

– Comment, ils ne comptent pas ? Mais si, mon vieil ami, ils comptent, et beaucoup même… Je ne dis pas que l’Église ne puisse pas en dégager…

– Hé ! c’est ce que je veux dire ; et c’est ce que vous deviez dire à Linou…

– Je lui ai dit tout ce que j’ai dû, j’ai fait tout ce que j’ai pu… À un moment, j’ai cru avoir réussi. Au fond, Linou aimait toujours Jean, malgré sa faute ; elle eut des hésitations, puis un franc retour vers lui.

– C’est vrai, s’écria douloureusement le jeune homme ; le jour des Rameaux, devant sa mère, elle m’avoua qu’elle m’aimait toujours.

– Seulement, son père, qui vous avait surpris ensemble, intervint violemment pour lui signifier qu’il ne consentirait jamais à ce qu’elle t’épouse… Et, la nuit suivante, sa mère parut reprise de son mal ; nul doute, pour la pauvre enfant, que ce ne fût là une punition, tout au moins un avertissement suprême… Vous voyez comme tout s’est enchaîné…

– Oui, oui, fit douloureusement Jeantou ; par ma faute, monsieur le curé ; moi seul suis coupable, oncle Joseph ; seul, je devrais souffrir, et pas elle, ni vous.

– Oh ! tu souffres aussi, mon garçon, répliqua le prêtre ; et tu souffriras autrement encore ; il le faut bien : toute faute doit être expiée… Seulement, puisqu’elle se sacrifie, elle, la douce mignonne, elle qui n’a été qu’imprudente, en une heure d’affolement, et pour sauver sa mère, une part de ses mérites te reviendra, si tu sais t’en montrer digne… Elle fait ce qu’elle croit être son devoir ; es-tu bien résolu à faire le tien ?

– Montrez-moi où il est, monsieur le curé : pour n’être pas trop indigne de Linou, je m’efforcerai de le remplir.

– Je te l’indiquerai tout à l’heure, en retournant à La Garde…

– Oh ! vous pouvez parler tout de suite, et devant Joseph… Il m’aimait, lui aussi, il me croyait un honnête garçon ; qu’il sache à l’instant combien je valais peu !

– Soit, reprit le curé après une hésitation. Eh bien ! j’ai des nouvelles sérieuses de Mion. La malheureuse paraît bien être dans l’état que révélait sa lettre ; et elle sera bientôt sans place, peut-être, avec l’hôpital en perspective… Si tu m’en crois, Jean, tu partiras pour Montpellier, après entente avec Pierril, et avec les instructions que je te donnerai.

Le pauvre farinel demeura atterré. Il s’attendait pourtant, depuis quelques jours, à de semblables nouvelles ; mais, il essayait de se persuader qu’il rêvait, qu’il avait le cauchemar, que le réveil le délivrerait… Hélas !

Un moment, il resta campé au milieu du chemin, à se demander s’il n’allait pas courir à la poursuite de la voiture qui emportait Linou, quitte, l’ayant rattrapée, à se jeter sous les roues pour en finir… L’abbé Reynès lut cette tentation dans le regard et dans les poings crispés du malheureux. Il alla vers lui, lui prit le bras.

– Viens, Jeantou, fit-il avec douceur et autorité.

– Je vous obéis, répondit enfin le jeune homme, éclatant en sanglots.

– Et tu obéis à Aline, en m’obéissant, conclut le prêtre ; sa lettre, que j’achèverai de te lire, te le prouvera.

Durant toute cette scène, l’oncle Joseph était resté silencieux ; mais on sentait qu’une lutte sourde se livrait aussi en lui, avec des péripéties de révolte et de résignation.

L’abbé Reynès se retourna vers lui :

– Et vous, mon pauvre ami, vous allez, comme si de rien n’était, faire votre travail à Castaniers. Je monterai à La Capelle, demain ou après-demain je vous le promets ; et j’annoncerai aux vôtres ce qu’il faut leur faire pressentir ; j’amortirai un peu le choc à la malheureuse mère. Elle est bonne chrétienne ; elle se résignera… Terral s’emportera bien un peu, Cadet aussi ; mais il n’en sera que cela. Votre neveu n’étant pas soldat, on le mariera, et on économisera la dot de Linou… C’est la vie, mon bon Joseph… Et le moulin de La Capelle continuera à faire ses joyeux tic tac, comme par le passé.

– Sans doute, sans doute, soupirait le pauvre parrain… Mais moi, monsieur le curé, que voulez-vous que je devienne sans ma filleule ?

– Si elle s’était mariée, mon ami, vous ne l’auriez pas eue beaucoup plus avec vous… Vous bercerez, un jour, les enfants de votre neveu. Vous resterez un peu plus souvent – car vous avez mon âge et nous ne sommes plus jeunes – dans la maison natale, auprès de votre excellente belle-sœur, que vous défendrez parfois contre l’humeur autoritaire et emportée de son mari… Et vous serez bien aise, – si Linou persiste à se faire religieuse, ce qui n’est pas encore absolument certain, car il y faut un apprentissage, un noviciat assez long ; et puis, il n’est pas dit non plus que Jean ramène de Montpellier la fille de Pierril, ni qu’il l’épouse, quoique ce soit son devoir… Mais, enfin, si les choses se passent ainsi, par la volonté de Dieu, vous serez bien aise, mon bon Joseph, de revoir, de loin en loin, la douce petite nonne, qui vous apportera un chapelet béni par le pape et qui priera, là-bas, pour que vous fassiez une bonne fin, et qu’elle puisse vous retrouver là-haut, un jour.

Et l’oncle Joseph, résigné, ému et docile comme un enfant, marchait à côté du prêtre, en balbutiant :

– Vous avez une façon d’arranger les choses, vous autres !…


Le Journal de L’Université des Annales publie in extenso et illustre de 1,250 cravures toutes les Conférences faites à L’Université des Annales L’Année Scolaire, de 25 N° : Abonnt 10 FRANCS (15 francs pour l’Étranger). SOMMAIRE du N°14 ( !° juillet 1913) 4e— “Jules César” de Shakespeare Jean RICHEPIN Jules César, Brutus, Cassius, Antoine. — Les Sources du Drame. — Le Crime de LDiutus. — Antoine au Forum. L’Idéalisme d’Edmond Rostand Év. HERRIOT De ‘ Cyrano” au “Cantique de l’Aile”. Le Cantique de l’Aile Evmoxr ROSTAND Le Cauchemar, Le Mendiant Fleuri, Les Sonnets de l’ Aile, d’EDMOND ROSTAND. Elisabeth d’Autriche F. FUNCK-BRENTANO Une Marie-Antoinette du seizième siècle. = La Douceur de 18 Jeune Reine. — Le Caractèrede Charles IX. = La Jalousie de Catherine de Médicis. — La Mort du Roi. $o Illustrations, Gravures anciennes, Vicilles estampes. Les abonnés reçoivent de suite les treize numéros sis en un volume brothé de 794PE HOLD gravures, et la Prime : UNIVERSI# CPR EEET le numéro du 1°” Juillet.