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franche. Il vous la rendra, dans huit jours, et vous me la ramènerez ici.

– Entendu, farinel de mon cœur… Tu apporteras, en venant l’attendre, quelques belles truites, tu sais…, de celles qui ont le dos noir piqueté de rouge, et tu diras à la mère Angélique, là, à côté (il montrait l’auberge du manche de son fouet), de les bien faire nager dans sa poêle, avec du persil autour… Je payerai l’apprêt, et, si je n’offre pas la goutte aujourd’hui, c’est que nous sommes déjà en retard et que le receveur de la poste va bramer comme l’âne de Pomarède… Hardi, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Linou et l’invitant à se hisser dans la guimbarde poudreuse et disloquée qu’il appelait sa diligence.

Linou, se raidissant pour ne pas pleurer, serra la main à Jean, qui n’osa pas l’embrasser devant le monde. Comme elle s’approchait de son parrain, celui-ci tira de son gousset deux écus de cinq francs et voulut les lui glisser dans la main, disant à mi-voix :

– Terral n’a pas été, sans doute, bien large avec toi… On ne voyage pas sans quelque argent de poche ; qui sait ce qui peut arriver en route ?…

Et, comme l’enfant refusait, assurant que sa bourse était suffisamment garnie.

– Eh bien ! fit-il plus bas, et de façon à n’être pas entendu de Carrière, tu les donneras à ta tante, afin qu’elle fasse un peu prier pour moi, si je mourais tout à coup…

Et, s’efforçant de rire pour corriger le sens de ces paroles :

– Je les boirais, dimanche, d’ailleurs, si tu ne les prenais pas… Elle accepta ; puis, lui jetant les bras au cou, éclata en sanglots.

– Oh ! mon parrain ! mon parrain !… fit-elle.

Et ce mot contenait un infini de tendresse et de déchirement. Il en fut tout interloqué, et il ouvrait la bouche pour réconforter sa nièce ; mais celle-ci s’était déjà arrachée de ses bras et avait grimpé dans la voiture. La portière se referma. Carrière escalada son siège, fit claquer son fouet, et lança deux ou trois jurons ; et ses pauvres rosses reprirent péniblement leur petit trot. Aline agita son mouchoir.

– Adieu, parrain ! Adieu, Jeantou !

– Au revoir, Linou !

– À bientôt ! répondirent Garric et l’oncle Joseph.

Et ils regardèrent la patache s’éloigner, décroître, n’offrant bientôt plus à l’œil, entre les deux haies fleuries et sous le ciel bleu, qu’une espèce d’écran jaunâtre, percé d’un trou carré où s’encadrait un jeune visage, et plus bas, entre les roues en fuite, une bizarre danse de pieds de chevaux boitillant et entrechoquant leurs fers dans la poussière de la route.

Un coude du chemin la leur déroba.

IV

Ils s’entre-regardèrent un moment sans rien dire, très émus tous deux, l’un pour des raisons déjà exposées, l’autre par le contrecoup de l’émotion inexplicable qu’il avait constatée chez sa filleule.

– Allons, dit enfin Joseph, nous n’avons plus rien à faire ici… Le soleil monte, et l’ouvrage nous attend tous deux. Retournons… Nous boirons un coup, au bas de la côte, chez le Teinturier, puis nous tirerons chacun de notre côté.

Et, tristement, ils revinrent sur leurs pas. Mais, à peine reprenaient-ils la descente vers le Céor, qu’ils virent venir vers eux, grimpant en hâte le chemin escarpé, suant et soufflant, son chapeau dans une main et sa canne dans l’autre, un prêtre que Garric reconnut, tout le premier.

– Monsieur le curé de La Garde ! s’écria-t-il.

– Que dis-tu ? fit Joseph… Pas possible !… Mais si, c’est bien lui… Où courez-vous donc si vite, monsieur le curé ?

L’abbé Reynès leva les yeux, reconnut ses deux amis, et s’arrêta net, le geste las et découragé. Il souffla un instant, puis, avec effort :

– Je courais après vous… Et j’arrive trop tard.

– Trop tard, en effet, fit Joseph, si c’était pour donner quelque commission à ma nièce, qui part pour Villefranche.

– Trop tard pour l’empêcher de partir, mon pauvre Joseph.

– L’empêcher de partir ?…

– Essayer, tout au moins.

– Ah çà ! que voulez-vous dire ? Ma filleule a reçu une lettre de sa tante la religieuse, qui lui dit qu’elle est souffrante et qu’elle désire l’avoir quelques jours auprès d’elle… Pourquoi l’auriez-vous empêchée ?…

– Voilà bien ce que je craignais, ajouta le prêtre en remettant son chapeau et en frappant de sa canne sur le chemin. La chère petite a eu jusqu’au bout le courage – ou la faiblesse – de cacher son secret, et de laisser croire qu’elle n’allait que visiter une malade…

L’oncle Joseph regarda Jean comme pour le prendre à témoin de ce que ces paroles avaient d’incompréhensible. Garric, stupéfait aussi, restait bras pendants et bouche bée.

– Voyons, voyons, monsieur le curé, reprit Joseph, il y en a un de nous qui a reçu un coup de soleil sur la nuque et qui bat un peu la campagne.

– Plût à Dieu, mon pauvre ami ! Mais nous sommes bien tous dans notre bon sens, et je ne parle que trop clair. Votre nièce s’en va avec l’intention de se faire religieuse.

Un double cri partit à la fois de la gorge de Joseph et de Jean :

– Linou ?

– Religieuse ?

– Oui, mes amis. Voici la lettre d’elle qui me l’apprend… Je l’ai reçue, il y deux heures ; j’ai couru tant que j’ai pu… Il m’aurait fallu des ailes.

Il avait entraîné ses deux interlocuteurs près de la haie, à l’ombre d’un pommier, et il commença à leur lire la lettre de la jeune fille.

Mais il n’était pas au milieu que Joseph l’interrompait violemment :

– C’est de la folie, de la folie pure ! Linou, elle, si attachée aux siens, et si franche, partie pour le couvent sans en rien dire à personne, hypocritement et lâchement !… Mais on me l’aurait donc ensorcelée ?

– Il n’y a là aucune sorcellerie, Joseph. La pauvre petite savait bien que si elle révélait son projet à ses parents…

– Elle le cache à ses parents, et elle vous le confie à vous ?… Mais c’est vous, alors, qui lui avez dicté cette lettre, monsieur le curé !… C’est vous qui avez endoctriné, enveloppé cette petite… C’est vous qui l’avez fanatisée… Ah ! les prêtres ! les prêtres !

– De grâce, mon ami, écoutez jusqu’au bout…

– J’en ai assez écouté ; j’y vois clair. Je vous dis que vous nous avez volé Aline, oui, volé ; il n’y pas d’autre mot…

Et, se retournant impétueusement vers Jean, qui s’était affalé sur une borne et restait là, atterré et gémissant :

– Es-tu sourd, ou imbécile ? As-tu mal entendu, ou si tu n’as pas compris ? On nous prend ma nièce, ta promise, pour l’enfermer dans un couvent, et tu restes là, tranquille comme un saint de bois ?…

– Hélas ! que faire ? que faire ? répondait le pauvre garçon.

Mais cours donc, nigaud, galope, prends les raccourcis, rejoins la voiture…, arrête les chevaux…, jette Carrière à bas, s’il résiste… Je te rejoindrai… Et nous verrons bien…

Garric s’était dressé et faisait mine de s’élancer à la poursuite de la diligence.

– Jean ! fit le prêtre avec autorité, je te défends de faire pareille folie… Songez-vous au scandale que vous provoqueriez ? D’ailleurs, mon pauvre Garric, j’ai autre chose à t’apprendre, qui t’affligera aussi, et qui te prouvera que, de toute façon, Linou eût, sans doute, été perdue pour toi.

Le jeune homme, que Joseph essayait d’entraîner, se dégagea, devint blême et fixa sur l’abbé Reynès un regard de désolation ; il avait deviné : ses craintes au sujet de Mion étaient devenues une certitude. Il se laissa retomber sur la borne et pleura silencieusement.

Mais l’oncle Joseph, qui n’avait rien compris aux dernières paroles du curé, continuait à secouer Garric, qu’il traitait d’idiot et de poltron… Puis, le voltairien inconscient et illettré qu’il y avait en lui et qui, pour s’être frotté jadis à quelques bourgeois terriens ayant fait leurs études dans les chansons de Béranger et chanté La Parisienne en 1830, en avait retenu le tour d’esprit et la phraséologie, se donna largement carrière aux dépens du pauvre curé, ahuri :

– Vous, curé de La Garde, je ne vous aime plus, je ne vous respecte plus, je ne vous estime plus… C’est vous qui êtes cause de tout… Vous ne valez pas mieux que vos confrères… Ah ! vous peuplez vos couvents de nos plus jolies filles, que vous arrachez à leurs parents et à leurs amoureux pour en faire de pauvres recluses condamnées au désespoir ou à l’imbécillité. Attendez un peu ; laissez-nous refaire la République ; elle mettra bon ordre à ça, et saura vous régler votre compte aussi…

L’abbé laissa passer la giboulée, se contentant de répéter, de loin en loin :

– Joseph !… Voyons, Joseph, revenez à vous… Joseph n’écoutait rien… Il interpella une dernière fois Garric :

– Reste là si tu veux, et jusqu’à la fin du monde, lui jeta-t-il dédaigneusement ; tu n’es qu’un amoureux de carton ; tu n’as que du sang de rave dans les veines… Je me passerai de toi… Je retourne à La Capelle raconter à Terral l’enlèvement de sa fille, oui, l’enlèvement… Nous verrons s’il l’approuve, lui, et ce qu’en pense aussi Cadet… J’espère qu’à nous trois, et dussions-nous mettre le feu au couvent, nous en ramènerons cette pauvre innocente, que l’on a hypocritement détournée de son véritable devoir…

Mais, cette fois, l’abbé n’y tint plus ; il se campa devant le furieux, et, résolument, lui saisissant les poignets :

– Joseph, fit-il d’une voix forte, regardez-moi ! Regardez-moi donc !… Ai-je l’air d’un tartufe ? d’un homme déloyal ?…