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oubliant un moment mon vœu, je lui ai dit que je l’aimais toujours ; et j’étais sincère… Mais mon père, survenant là-dessus, s’est mis dans une colère terrible, a querellé maman et parrain, et a juré, que, lui vivant, je n’épouserais jamais Garric… La nuit d’après, maman a été reprise de fièvre et de suffocation, tout comme au début de la maladie qui faillit l’emporter : preuve évidente que Dieu menaçait de me punir si je ne tenais pas mes engagements envers lui. Je ne veux pas être parjure, je ne veux pas que ma mère meure… Il m’est aussi venu à l’esprit que les scènes violentes entre mon père et elle ont presque toujours lieu à cause de moi ; je suis un sujet de disputes ; si je restais ici et que je m’entête à vouloir Jean, mon père querellerait tant ma pauvre maman, qu’elle mourrait de chagrin, si elle échappait à la maladie. En considération de mon sacrifice, Dieu, je l’espère, rétablira la paix entre mes chers parents… Consolez Jean de votre mieux… Tâchez d’obtenir qu’il m’oublie, et qu’il épouse celle qu’il a compromise, si elle n’est pas indigne de lui… Et consolez aussi ma mère… Pauvre maman ! Elle croit que je pars pour huit jours, et je n’ai pas le courage de la détromper… Allez la voir, monsieur le curé, le plus tôt que vous pourrez ; vous savez mieux que moi ce qu’il faut lui dire, ainsi qu’à mon père, à mon frère et à mon excellent parrain… Enfin, priez Dieu pour qu’après m’avoir attirée à lui, il me garde à tout jamais. Votre petite fille en Jésus.

Aline. »

Elle porta elle-même sa lettre à la boîte de La Capelle, et, en redescendant, elle rencontra, dans la côte, Marianne Garric, la mère de Jean, qui revenait de laver au ruisseau. En apercevant la jeune fille, la bonne femme s’accota au mur et y déposa un instant son fardeau ruisselant.

– C’est vous, mademoiselle Linette… Vous allez toujours bien ?… Votre maman aussi ?…

– Mais oui, Mariannou, maman va aussi bien que possible, quoiqu’un peu faible encore…

– Voici les beaux jours, qui achèveront de la remettre…

– Je l’espère… Vous êtes bien chargée, ma pauvre Mariannou !

– Pas au-delà, ma bonne petite ; seulement, la côte est un peu rude, et je suis toute seule, à présent, hélas !

– Il faudra aller habiter avec Jean, le plus tôt possible.

– Ah ! ce serait bien mon rêve ; mais quand pourra-t-il m’emmener ? Pas tant qu’il ne sera que domestique chez les autres… En attendant, je viens de laver pour lui, et j’espère le voir, ce soir… Je lui donnerai le bonjour de votre part, n’est-ce pas, ma mignonne ?

– Mais certainement, Marianne… Vous lui direz aussi que je m’absente pour quelques jours…

– Vraiment ? Vous allez, sans doute, voir votre sœur aînée ?

– Non, mais ma tante la religieuse, qui est souffrante.

– Bon Dieu ! mais c’est tout un voyage : j’ai entendu dire que Villefranche est très loin.

– Bah ! il n’y a qu’une journée de diligence.

– Une journée ! Sainte-Vierge ! C’est à fin de pays… On vous accompagne, naturellement ?

– Jusqu’à Saint-Amans, où je prendrai le courrier.

– Comme vous êtes courageuse !… Jeantou sera bien ennuyé de vous savoir partie.

– Mais nous avons passé, naguère, bien plus longtemps sans nous voir… Qu’est-ce que huit jours ?

– Il est vrai… N’avez-vous rien à lui faire dire, en vous en allant, mademoiselle Aline ?

Le cœur de la jeune fille se serra ; elle pâlit, baissa les yeux ; puis, héroïquement, mais d’une voix qui tremblait un peu :

– Vous lui direz d’être toujours bon, courageux et juste, et de faire ce que monsieur le curé de La Garde lui conseillera.

La bonne femme demeura interloquée… Que signifiait pareille recommandation ? Ne comprenant pas, elle ne s’en préoccupa pas autrement.

– Adieu, mère Garric, fit vivement la jeune fille en l’embrassant ; ménagez-vous, et priez pour moi…

Et elle se sauva, refoulant ses pleurs, et évitant de se retourner.

La soirée fut terrible pour elle, par le contraste de sa détresse morale et de la joie de tous les siens, qui venaient d’apprendre que Cadet ne serait pas soldat. Celui-ci affectait de ne montrer ni gaieté ni chagrin ; mais le père Terral ne se contenait plus. Songez donc ! il gardait son fils, son continuateur, le coq de la maison, comme il disait avec orgueil. Et il le gardait parce qu’il avait fait le nécessaire, et qu’il s’était assuré l’appui du député de l’empereur.

– Oui, oui, disait-il à son frère Joseph, qui hochait la tête de façon sceptique ; c’est bien lui qui a fait exempter Cadet.

– On a donc été jusqu’à son numéro ?

– Parfaitement. On prend plus d’hommes que l’an dernier ; on craint la guerre, paraît-il ; on est allé jusqu’au 65.

– Alors, répliqua l’oncle Joseph en se tournant vers son neveu, on t’a réformé ? Pour quel motif ? Faible de constitution ? Court de taille ?

– Il m’a manqué deux millimètres, se hâta de répondre le conscrit… Et encore on s’est disputé ferme là-dessus ; on m’a mesuré, remesuré, debout, couché… Que d’histoires !…

– Ah ! sans monsieur Roucassier !… fit Terral.

– Il était là, le grand singe ?

– Non, mais il avait dû agir, recommander mon affaire au préfet et au médecin du régiment.

– Enfin, tu n’en sais rien ; mais c’est la foi qui sauve, conclut l’éternel railleur.

On se mit à table. Pataud, que Terral avait invité, arriva en retard : comme toujours, il revenait de l’affût, et portait un lièvre, ce qui lui valut toute une bordée de choses désagréables de son frère aîné ; car, quoique braconnier dans l’âme aussi, l’oncle Joseph n’admettait pas que le braconnage devînt du brigandage ; et il n’aurait pas tiré une perdrix à l’époque de la ponte, ni un lièvre à la saison de la gestation ou de l’allaitement.

– Un lièvre de plus ou de moins !… disait Pataud. Si on n’en tuait pas, ils dévoreraient le pays… Et puis, si je n’avais pas tué celui-là, un autre l’aurait tué à ma place…

– Très fort aussi, ce raisonnement ! ricana Joseph.

Mais Terral intervint pour empêcher ses frères de se chamailler, selon leur habitude ; il voulait que tout fût à la joie autour de lui et de son héritier sauvé du régiment. Il versait rasade sur rasade, un peu échauffé déjà. Et il exigea que Linou et sa mère quittassent le coin du feu pour venir trinquer à la ronde. Elles s’assirent un instant au bout de la table, mais, bientôt, demandèrent à se retirer.

– Eh bien ! fit Terral, allez vous coucher ; nous, nous retournons à La Capelle ; c’est moi qui paye le café chez Flambart.

La proposition fut acceptée d’enthousiasme, et les quatre Terral s’en furent à l’auberge achever leur soirée.

II

Depuis le jour des Rameaux, – ce jour qui avait eu pour lui une si radieuse matinée et une si triste après-midi, le farinel des Anguilles ne tenait plus en place, mangeait à peine, ne dormait pas, faisait sa besogne sans goût. Trois fois dans une semaine, il avait grimpé, le soir, jusqu’à la cure pour savoir si la réponse de Montpellier n’était pas encore arrivée… il se désolait, il maigrissait.

Le lundi de Pâques, ainsi qu’elle l’avait dit à Linou, la veuve Garric vit entrer son garçon, à nuit close ; et elle fut surprise de lui trouver mauvaise mine, l’air chagrin et préoccupé. Il ne voulut pas laisser mettre la poêle au feu, prétextant qu’il avait mangé sa soupe avant de quitter les Anguilles ; et il répondit laconiquement aux questions de la pauvre femme, qui s’inquiétait de le voir si peu en train.

– Tu sais que j’ai rencontré Linou, aujourd’hui, fit-elle.

– Vraiment ?

– Oui, en revenant du lavoir… Et elle m’a même appris qu’elle allait s’absenter pour quelques jours.

Jean sursauta.

– Où va-t-elle ? demanda-t-il vivement.

– À Villefranche, voir la sœur de Rose, qui est malade, au couvent de la Sainte-Famille.

– Mais vous êtes sûre que c’est pour peu de temps qu’elle part ?

– Puisqu’elle me l’a dit !… Elle ne peut s’absenter longtemps ; sa mère n’est pas encore bien vaillante…

Et quand vous a-t-elle dit qu’elle partait ?

– Demain matin… On l’accompagne jusqu’au courrier de Saint–Amans… Mais voyons, Jeantou, qu’as-tu ? Tu t’agites comme si tu avais la fièvre… En quoi cette nouvelle peut-elle te tourmenter ?

– Je ne sais pas, mère, mais elle m’afflige tout de même ; il me semble qu’un danger est sur moi.

– Un danger ?

– Hé oui, un danger… Je ne peux m’expliquer plus clairement encore… Bientôt, peut-être… C’est comme quand un orage menace : on ne sait pas s’il tombera, ni où il tombera…

Il se dressa, ouvrit la porte, respira longuement.

– J’ai besoin de prendre l’air ; je reviendrai bientôt ; couchez-vous maman.

– Jean, où vas-tu ?

– Je vais revenir, vous dis-je, mère… N’ayez donc pas peur pour moi…

Il s’élança dehors, et, naturellement, après quelques hésitions il descendit vers le moulin. Qu’allait-il chercher ? Tout le monde y dormait sans doute… Il contourna la grange, s’arrêta un instant devant la façade de la maison, près de la fontaine qui gazouillait dans l’ombre ; en-