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– Pataud ne dort pas à l’affût, et il a de bons yeux.

– Soit… Alors, votre femme vous a dit que l’histoire était vraie.

– Ma femme, ma femme !… Il s’agit bien de ma femme !… C’est une honnête femme, entends-tu ?

– Eh bien ! alors ?

Pierril s’arrêta, se croisa les bras et se campa devant Garric ; la colère, chez lui, prenait peu à peu le pas sur l’ivresse.

– Non, mais, décidément, tu me crois imbécile, mon petit ? un enfant de deux ans comprendrait plus facilement que toi que je sais tout de a à z.

– Dites donc ce que vous savez, une fois pour toutes !

– Ce que je sais ? Ah ! il faut, pour te rafraîchir l’entendement, que je te raconte toute l’histoire ? que je te parle de ma fille, de ma jolie Mion que tu as trouvée à ton goût, et que tu as détournée de ses devoirs, libertin !

Garric sursauta, voulut répondre :

– Moi, j’ai détourné ?…

Mais l’autre lui coupa la parole.

– Toi… Une fille si bonne, si dévouée à son père, qui vient de Montpellier, de cinquante lieues, en plein hiver, pour m’assister dans ma maladie, la pauvre petite ! Et toi, mon garçon meunier, toi qui mange mon pain et couche sous mon toit, tandis que je suis malade à mourir, que ma femme, la tête perdue, ne peut s’occuper que de moi, toi, tu débauches mon enfant, tu déshonores ma maison, tu me trahis comme Judas !… Est-ce vrai, oui ou non ?

Et, tout à fait dégrisé maintenant, Pierril, ce triste sire de tout à l’heure, cette loque geignarde et pleurarde, qui excitait le rire ou le dégoût est devenu presque terrible. Et il secoue durement Garric ; puis, repoussé par le jeune homme, lève sur lui son bâton avec des allures de justicier.

Alors, Garric, si patient qu’il fût de son naturel, eut un mouvement de colère. Il saisit le poignet droit de Pierril, lui arracha son bâton et le lança dans l’écluse du moulin… Mais il eut vite honte de son geste, et il se contenta de repousser un peu rudement son adversaire, qui trébucha et alla s’affaler sur le talus bordant le chemin.

Pierril poussa des cris et des gémissements.

Aïe ! aïe ! À moi !… C’est ainsi que tu maltraites le père après avoir abusé de la fille ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ce qu’il faut voir, pourtant, quand on est âgé et malade !… Tu n’as pas honte ?… Un homme de vingt ans qui rudoie un pauvre père de famille, contre toute raison et toute justice !…

– Assez crié et pleurniché, n’est-ce pas, maître Pierril ; et expliquons-nous froidement et sagement. Qui vous a dit que j’avais détourné votre fille ? Elle ?

– Mais naturellement, c’est elle, la pauvre petite, qui a parlé, écrit, plutôt, pour confesser sa faute et demander pardon.

– Et elle m’accuse de l’avoir débauchée ?

– Elle ne te nomme même pas… Elle est bien trop bonne…

– Pourquoi donc m’accusez-vous ?

– Mais puisque tu es le seul qu’elle ait vu pendant son séjour ici !… Elle n’est pas sortie de la maison une fois, pas une, hormis le soir où elle t’a rejoint à la bergerie… Car il est bien évident que c’était elle, et pas ma femme, que Pataud a vue pendue à ton bras…

– Vous m’avouerez, en ce cas, que ce n’est guère l’habitude des honnêtes filles d’aller attendre ainsi, après minuit, les garçons par les chemins.

– C’est ça ! insulte-la, maintenant, méprise-la !… C’est toi qui l’avais enjôlée avec tes airs de petit saint…, d’agneau noir frisé… Elle s’ennuyait, ma douce Mion, enfermée ici depuis vingt jours par la neige, sans autre distraction que de sucrer mes tisanes et de m’entendre tousser… Alors, toi, tu as trouvé l’occasion bonne pour lui en conter… Oui, oui ; ne secoue pas la tête… De mon lit, je voyais bien que tu lui faisais des yeux de truite goulue guettant un papillon… Vous alliez à la grange dénicher des chatons dans le foin… Ce n’est pas vrai ce que je dis, peut-être ? Dis que ce n’est pas vrai…

Jeantou gardait le silence. Une envie furieuse le soulevait, certes, de dire à Pierril de quelle façon singulière il « avait séduit sa fille ». Mais une délicatesse innée, et que l’on rencontre chez les rustiques bien plus souvent qu’on ne croirait, lui disait qu’on ne doit jamais accuser une femme, et que, dans la faute amoureuse, c’est l’amoureux qui doit accepter les torts et les responsabilités.

Il se taisait donc. Pierril vit dans son silence un aveu.

– Eh bien ! tu te tais, à présent, et par force, cette fois. Tu m’as obligé de te pousser au pied du mur ; ose donc reculer encore !

– Je n’ai aucune envie de reculer, maître. Je conviens que j’ai été léger, faible, coupable même dans une certaine mesure…

L’autre ricana.

– Dans une certaine mesure ?… Tu as une drôle de manière de te juger et de te donner l’absolution !… Dans une certaine mesure…, la « mesure » de Brousse ou celle de Peyrebrune ?… [1]

Tu verras dans quelle mesure tu m’as trahi… Monsieur le curé de La Garde te le dira, si tu vas lui parler, comme je te le conseille fortement.

– Monsieur le curé de La Garde ? interrogea Garric, stupéfait. Que vient-il faire en cette histoire ?

– C’est lui qui a la lettre de ma fille ; c’est à lui qu’elle a écrit, la pauvre Mion, pour lui tout avouer et le prier d’intercéder auprès de moi et de ma femme… Et c’est à fendre le cœur… D’avoir entendu l’abbé Reynès me lire cette lettre, j’en ai été malade, j’en ai eu les jambes coupées…

Et il renifla, plus larmoyant que jamais.

Jeantou se sentait perdu. La Mion écrivant au curé de La Garde, elle qui n’alla même pas à la messe du jour de Noël !… Évidemment, la chose devenait grave… Eh bien ! oui, il irait le trouver, l’abbé Reynès, et tout de suite. Aussi bien devait-il aller lui demander quelques messes pour l’âme de son père…

– Maître, fit-il brusquement, quand ils furent arrivés à l’endroit d’où monte en zigzaguant vers La Garde le sentier de chèvre que seuls les jeunes peuvent escalader, je grimpe à la cure de ce pas… Si je m’y attarde, soupez sans moi.

IX

Jean Garric trouva l’abbé Reynès qui lisait son bréviaire au fond de son jardinet.

Jean avait couru ; rouge et suant, il se laissa tomber sur le banc de pierre où le prêtre s’assit près de lui.

– Mon pauvre enfant ! fit-il en lui passant un bras autour des épaules ; mon pauvre Jeantou ! Comme je compatis à ton deuil ! Quel excellent homme de père tu as perdu !

– Oui, monsieur le curé, répondit-il dans un sanglot… Et il paraît que ce ne sera pas mon seul chagrin.

– Ah ! tu as revu Pierril ; je devine ce que tu viens me demander…

– Sa fille vous a écrit, me dit-on ?

– En effet, la malheureuse !… Est-il vrai que c’est toi qui l’as séduite, comme son père le prétend ?

– Séduite ? C’est-à-dire… Enfin…

– Oh ! je me doute bien que c’est plutôt le contraire qu’il faudrait dire.

– Je n’en suis pas moins coupable, et honteux de m’être ainsi abandonné… C’est ma punition de ne pas avoir quitté les Anguilles dès qu’elle a commencé ses agaceries et ses grimaces… Je devais, en tout cas, venir vous trouver alors, vous demander conseil et appui.

– C’est ce que m’écrit aussi ta complice.

– Ah !… Que voulez-vous ? Je me croyais assez fort, aimant ailleurs ; et j’ai été lâche, oh ! lâche au dernier point…

– Le diable est malin, Jean.

– Je méritais un châtiment ; et, tout d’abord, le récit de Pataud fait devant Aline, outre qu’il a cruellement torturé la pauvre enfant, a failli me brouiller pour toujours avec elle, elle que j’aimais uniquement, qui m’aimait et qui m’aime encore.

– Vraiment, Jeantou ? Elle t’aime toujours ?

– Oui, monsieur le curé, toujours ; elle me l’a avoué, ce matin même, devant sa mère.

– Et cela au moment où tu vas être obligé, peut-être, de renoncer à elle !

– Renoncer à Linou ? Ah ! que dites-vous ? L’abbé lui prit affectueusement les mains, et, gravement :

– Mon brave Jean, il faudra agir selon ta conscience… et tu ne peux pas savoir encore ce qu’elle te commandera. Voici, d’abord, la lettre de la pécheresse.

Il tira de la poche de sa soutane une enveloppe couverte d’une grosse écriture inexpérimentée et la tendit à Jean, qui s’excusa de ne savoir lire qu’à peine. Le curé lut tout haut, pour Garric, comme il avait fait, deux heures plus tôt, pour Pierril… Pauvre lettre, pauvres idées, pauvre français… Pourtant, un certain ton de sincérité, un accent de vrai repentir ; et aussi une discrétion à l’égard de Jean qui, si elle n’était pas calculée, témoignait de beaucoup de délicatesse… Mion n’accusait personne qu’elle ; elle paraissait bien n’avoir écrit au curé de La Garde que pour le prier de lui obtenir le pardon de ses parents… Que croire ? Était-ce le fait d’une rouée escomptant la naïveté et la bonté de Garric, à qui Pierril ne manquerait pas d’imputer la séduction de sa fille ?

– Que croire et que faire ? répétait sans fin Garric, les coudes et la tête entre ses poings.

– Écoute, Jean, dit tout à coup le curé après un silence, la chose est évidemment délicate. Tu es trop honnête garçon pour

  1. Jeu de mots sur la mesure des céréales, qui, il y a cinquante ans, variait encore souvent d’un canton au canton voisin.