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mes d’avoir affaire à toi… Mais, si tu t’imaginais me faire plier aussi, moi, tu te tromperais grandement. Quand je viens ici, c’est souvent parce que la scierie ou les moulins ont besoin de moi, et que, moi, j’ai besoin de revoir ceux qui y habitent et qui m’aiment. Ce n’est point pour y être en butte à tes fureurs de roitelet devenu enragé.

– Enragé ! clama Terral ; on le deviendrait à moins… Il est facile d’avoir le caractère aimable, le rire aux lèvres et des propos plaisants, lorsqu’on n’a aucune charge, aucune responsabilité. Si tu étais à ma place, si tu t’étais saigné, d’abord pour faire étudier un fils aîné.

– Tu n’avais qu’à le garder, ton aîné, et à en faire un bon meunier, ou un mécanicien, comme je te le conseillais… Mais non ; la vanité, l’orgueil… Un avocat dans la famille, quelle gloire !… Oui, tu as fait des dettes, et il faut les payer.

– Parlons-en ! Des dettes ! N’es-tu pas cause aussi que j’ai achevé de m’enfoncer ?

– Moi ?

– Oui, toi, et Cadet, et tous !… Qui a conseillé d’acheter des meules de La Ferté, deux fois plus chères que les bordelaises ? Et un blutoir perfectionné ?… Et de remonter la scierie selon des modes nouvelles, avec double et triple lame ?…

– Tais-toi, Terral ; tu n’es qu’un sot et un ingrat. Qu’as-tu dépensé, dis-moi, pour tous ces changements ? Tu as payé la pierre, le fer et le bois. J’ai tout mis en place gratis. Et tes moulins font plus de belle farine qu’aucun de ceux du pays ; ta scierie deux fois plus de planche, et, toi, trois fois plus de revenus… Alors ?

– Tais-toi, à ton tour, blagueur !… Va conter ça à tes amis de cabaret… Tu parles d’orgueil ? Mais c’est toi l’orgueilleux, toi qui te vantes partout d’avoir tout fait ici, d’être l’inventeur sans égal, le constructeur des sept merveilles…

Cadet intervenait de nouveau :

– Père, cette dispute a assez duré. Je vous respecte, mais j’aime aussi mon oncle, et je sais tout ce que nous lui devons… C’est lui qui m’a ramené, le soir de Noël, lorsque, à la suite d’une querelle pareille, j’étais parti pour Montpellier. Si vous le laissiez s’en aller, lui, vous ne m’auriez pas longtemps non plus.

Ces mots n’étaient pas de nature à calmer le meunier.

– C’est bien à toi parler ainsi, morveux !… Peut-être que, dans huit jours, tu seras soldat, et que tu t’en iras plus loin que tu ne voudrais… Ah ! tu menaces de lever de nouveau le pied !… Et moi qui comptais partir, ce soir même, pour Rodez, afin de prier notre député d’intervenir pour toi, la semaine prochaine, devant le Conseil de révision… Que dis-je ! Je cherchais à emprunter encore, si besoin était, de quoi t’acheter un remplaçant…

– Ne faites pas ça, riposta Cadet ; je ne veux rien devoir à ce triste sire de Roucassier, à ce buveur de piquette qui, les jours de foire, mange seul des œufs durs et des châtaignes derrière une haie, afin de n’avoir pas à payer à l’auberge le dîner de ses gros électeurs… N’empruntez pas non plus : si je suis soldat, eh bien ! je ferai mon temps, comme les autres ; on n’en vaut pas moins, au contraire !

– C’est ça, tu feras ton temps comme les autres, répéta le meunier en singeant son fils ; et, moi, qu’est-ce que je ferai ici, tout seul ?

– Hé, mon père, on vous l’a dit : vous prendrez gendre ; ma sœur est en âge d’être mariée…

– Un gendre ? Pas le farinel des Anguilles, en tout cas.

– Tu pourrais plus mal tomber, fit l’oncle Joseph, entre ses dents… Et puis, cette petite n’aura pas toujours besoin de ton consentement…

Terral se dressa dans un redoublement de fureur.

– Quoi ? Ma fille se marierait sans mon consentement ? Ah ! il faudrait voir ça !

– On en a vu d’autres.

– Eh bien ! je vous conseille à tous de ne pas nourrir cette idée… Sans mon consentement ? Je suis le maître, ici, le seul maître, entendez-vous ? Et, moi vivant, non, moi vivant, je le jure, ma fille ne sera pas la femme de Jean Garric.

Et, fermant son couteau dont la lame claqua, raffermissant son haut bonnet dérangé par la dispute, il sortit par la porte de la chaussée, sacrant et agitant ses bras comme un possédé.

Cadet, sans rien dire, s’éclipsa par la porte de la basse-cour. Rose pleurait silencieusement, et Linou, entre sa mère et son parrain, s’efforçait de réconforter l’une et d’apaiser l’autre. Et Rose, dans ses pleurs, ajoutait :

– Mon pauvre Joseph, il faut lui pardonner ; il n’a plus sa tête à lui. Le souci des affaires le rendra fou… Restez quand même, restez pour nous qui, sans votre affection, serions trop malheureuses.

– C’est entendu, Rose, je resterai. S’il ne s’agissait que de cet emporté, je m’en irais sans retour ; mais on doit avoir du bon sens pour ceux qui l’ont perdu… Il a des meules neuves à placer, je les placerai… Puisqu’il veut aller à la ville voir son député, qu’il y aille ; le voyage le calmera, et nous aurons la paix deux jours… Quant à toi, Linou, si tu aimes toujours Garric, ne te laisse pas intimider ; il te mérite, et il t’obtiendra à la fin. L’eau polit le caillou et l’use peu à peu ; la volonté de ton père n’est pas plus dure que le roc de la Taillade, et le ruisseau l’a criblé de trous… Laisse couler l’eau et le temps.

La pendule sonna deux heures, et les cloches de La Capelle annoncèrent vêpres. La jeune fille se leva.

– Voulez-vous tenir compagnie à maman pendant une heure, parrain ? J’irais à vêpres…

– Va, ma petite, va. Avec Rose, nous irons voir le jardin et les ruches.

VII

Ce sont des vêpres modestes, des vêpres de Carême, dites devant un autel déjà à demi endeuillé par la Passion. Les antiennes et les psaumes se déroulent avec une monotonie berceuse et mélancolique.

Du fond de l’église et de la tribune, les hommes répondent au curé et au lutrin ; les femmes suivent dans leur paroissien, ou égrènent leur chapelet ; quelques-unes, nourrices aux nuits agitées, somnolent doucement.

Dans le chœur, malgré les regards foudroyants du curé Laplanque et de l’instituteur Cabrit, les écoliers lèvent leurs yeux distraits vers les vitres par où entre à flot le soleil, et derrière lesquelles piaillent et se querellent les pierrots amoureux. Comme il ferait bon d’aller chercher les premiers nids des merles dans les houx de Roupeyrac, sous les feuilles naissantes des hêtres !

Aline, au banc de famille, suit le chant des psaumes dans un livre que lui donna sa tante, la religieuse de Villefranche, lors de sa dernière visite, déjà lointaine : L’Imitation de Jésus-Christ, qu’elle a lu, relu, dont elle sait des chapitres par cœur.

Sans comprendre le latin, la jeune fille aime à chanter les psaumes de sa petite voix claire et timide, qui se perd dans la masse de celle des hommes, comme le susurrement d’une source dans le tonnerre d’un torrent. Mais, aujourd’hui, elle est si angoissée que sa gorge ne saurait laisser passer un seul son, et qu’elle a besoin de faire effort pour se retenir de sangloter.

Peu à peu cependant la pieuse mélopée agit sur ses nerfs, adoucit l’amertume de son cœur, berce la désolation de son âme. Elle referme le livre sur son pouce replié, elle écoute et elle rêve. Et de la scène cruelle de tout à l’heure, elle remonte à la scène de tendresse de la matinée ; puis, peu à peu, à travers les soucis, les hésitations, les luttes morales de ces derniers mois, jusqu’à la nuit terrible où elle s’était promise à Dieu. Ah ! cette promesse qu’elle n’a pas tenue, ce serment que, ce matin encore, elle a presque résolu de trahir… C’est comme si un rideau se tirait et si un gouffre s’ouvrait soudain devant elle. Malheureuse !… Une angoisse profonde l’envahit. Les versets des prophètes semblent des paroles de menace à son adresse. Ses yeux se portent avec terreur sur le tableau qui, au-dessus de l’autel, représente la Vierge douloureuse au pied de la Croix où vient d’expirer son fils. Une voix lui crie :

– Menteuse, parjure !

Elle se sent défaillir, et, durant le chant du Magnificat, hier encore son psaume préféré, elle peut à peine se tenir debout, en s’appuyant au dossier de son banc.

Heureusement, on s’agenouille pour le Parce, Domine. Et Linou, se cachant la figure des deux mains, s’unit de tout son cœur à l’émouvante supplication : « Pardon, mon Dieu, pardon ! », clamée par le curé et par les fidèles.

L’ostensoir brille et s’élève ; tous les fronts s’inclinent ; l’encens monte en nuée blonde… C’est fini : les têtes se redressent ; on sort de vêpres…


Le Journal de e eo# L’Université des Annales publie in extenso et illustre de 1,250 gravures toutes les Conférences faites à L’Université des Annales L’’Année Scolaire, de 25 N° : Abonn’ 10 FRANCS (15 francs pour l’Étranger})_

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SOMMAIRE du N° 12 (1” juin 1918) ——h ——— Lo Rof Lear Le Caractère de Cordetia ; La Folie du Roi Loar : Les Ferocités Physiques et Morales ; Le Retour de 1e douce Cordelia. Les Poëtes la Table Avorurar BRISSORN Ma Cuisine, Pauz Hanri : Ballade, Lio Lraès : Ode à la Vigne, Jran Ricnenin : Le Double Regime, Hermes Lavaoan ; Les Vins de France, Vieil Artiste, Cramam Monserer : Aori, Mraum Zamacois : La Soupe l’Oignon, Le Gigot, Raou1 Poncnon : La Bonillas... baisse, Jacques Nozmann : Posfarde de Brene, Gn— auzz Vicaas : La Pêche, Vicroz Mao. Les Fêtes à Versailles A.-8. SOREL, Musiqus : Rruenez, Hmosrs, .rsusnex {T’héses), mdodie de Luis. | $0 Yllustrations, Gravures anciennes, Vhiiles estampes . Jran RICHEPIN | Le Rol Lear et ses Trols Filles ; Glocester el ses Fds= nd s :

LLes-ahonnés reçoivent de suite1 la religieuse de Villefranche, Org nef poer Le Lire d’OP dE Lénnes UNIVERSITY OF MICHIGAN