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mains des jeunes gens et qui venait de les joindre entre les siennes.

Et Linou, fermant ses yeux comme devant un abîme, toute vibrante, tout en pleurs, balbutia enfin :

– Oui, Jean, je sens…, je crois que je t’aime toujours.

Et tous trois, serrés l’un contre l’autre, restaient là, muets et extasiés, lorsque des pas brusques sonnèrent au fond de la côte de la Griffoule : Terral et son fils revenaient de la messe, dont ni Jean, ni les deux femmes n’avaient entendu sonner la sortie.

Garric se dressa, d’instinct, comme pour s’éloigner, se ravisa, n’étant ni un malfaiteur ni un lâche.

– Mon Dieu ! fit la mère en pâlissant, mais sans se lever, non plus que sa fille.

Les deux meuniers n’étaient plus qu’à dix pas. Cadet poussa un ricanement. Terral, l’œil mauvais, les dents serrées, eut la tentation de courir sur le groupe, et de jeter à Garric, une seconde fois, ce qu’il lui avait crié au moulin, six mois auparavant. Pourtant, il se contint, et, après avoir foudroyé de ses regards le pauvre farinel, et fait retentir quelques-uns de ses plus énergiques jurons, il descendit derrière Cadet et entra dans la maison, dont il battit violemment la lourde porte.

Jean dit un adieu rapide aux deux femmes, très malheureux en songeant à ce qu’elles allaient encore souffrir à cause de lui, et se reprochant le mouvement de joie qui lui était venu de se sentir toujours aimé… Elles, tristement, s’acheminèrent vers le seuil, courbant la tête d’avance sous l’orage qui les y attendait.

VI

Il commença, sous le futile prétexte que la table n’était point mise pour le repas de midi.

– Pas étonnant, siffla Cadet, que la cuisine soit froide, quand le cœur est si chaud, n’est-ce pas Linou ?

Linou ne répondit pas, mais étendit la nappe et disposa les couverts, tandis que sa mère attisait le feu devant la cloche de fonte où cuisait le goûter.

Terral, qui s’était déjà débarrassé de son chapeau pour reprendre son éternel bonnet de laine, se tenait debout sur la porte ouverte donnant sur la cour. Il se retourna brusquement, vint s’asseoir à table, à sa place accoutumée, ouvrit le tiroir au pain, se coupa un coin du chanteau et se mit à le grignoter.

– En attendant le fricot, fit-il ironiquement.

Son fils s’assit en face de lui, fendit en quatre un oignon cru qui traînait au bout de la table, en piqua un quartier avec la pointe de son couteau, et le plongea dans le mortier au sel.

– Mangeons un oignon pour prendre patience, dit-il en écho à la raillerie de son père ; l’oignon cru, à jeun, préserve du choléra.

Rose, tremblante, s’était assise près du feu, selon son habitude, et ne disait mot.

Aline servit les pommes de terre au lard, alla tirer du vin, mais ne prit point place à table.

– On ne goûte donc pas aujourd’hui ? fit Terral, amer, en regardant tour à tour sa femme et sa fille.

– J’ai pris du bouillon, tantôt, répondit la mère.

– Moi, je n’ai pas faim, fit Linou, les larmes aux yeux.

– Oh ! toi, le sentiment te nourrit, ricana Cadet. Terral braqua les yeux sur elle et, de sa parole âpre et coupante :

– Il devait te tarder de le retrouver, ce berger de la Gineste monté au grade de farinel des Anguilles…

– Terral ! supplia la meunière, ne querelle pas cette enfant ; c’est moi qui l’ai appelée hors de la maison, parce que Jean voulait la remercier d’avoir assisté sa mère à l’occasion de la mort du père Garric.

– Oui, oui, nous savons ce qui en est. Vous vous entendez fort bien tous les trois, toi la mère-poule, et eux deux, tes jolis poussins… Ah ! le digne galant que tu lui as choisi là, à ta benjamine, et comme il nous fait honneur !… N’as-tu pas honte, dis-moi ?…

– Papa ! papa ! s’écria Linou, éclatant en sanglots, et s’élançant dans les bras de sa mère, comme pour la couvrir de son corps.

Terral allait continuer ses invectives ; mais il s’arrêta parce que quelqu’un montait l’escalier extérieur. La porte à claire-voie s’ouvrit et l’oncle Joseph parut. Il avait passé la semaine à réparer la scierie de Gifou, et il venait pour changer de linge, comme il avait coutume quand il ne travaillait pas trop loin, – et aussi dans l’intention d’installer au Moulin-Bas les meules achetées par son frère depuis peu. À la froideur avec laquelle Terral l’accueillit, il s’arrêta, surpris, quelques secondes. Puis, apercevant le groupe éploré de deux femmes, il s’avança vers elles.

– Eh quoi, Rose, toujours « dolente », alors ?

Rapidement, Linou s’était relevée, essayant de cacher ses larmes, tandis que sa mère tendait la main, disant :

– Oh ! ce n’est plus qu’un peu de faiblesse, mon bon Joseph.

Mais celui-ci de son clair regard avait déjà scruté les figures ; il eut vite deviné qu’on s’était querellé.

– Allons, je tombe mal, il paraît, fit-il en allant accrocher son havresac plein d’outils.

Et il revint s’asseoir auprès de sa belle-sœur, tandis que Linou s’empressait de mettre un couvert pour lui, au bout de la table.

– Tu ne tombes peut-être pas si mal que tu crois, dit Terral, toujours sarcastique. Celui dont nous parlions est aussi de tes amis ; tu en fais grand cas, tu vantes partout ses talents ; après toi, il n’y aura que lui qui sache monter une scierie ou un moulin.

Vivement l’oncle Joseph s’était retourné vers son frère.

– Tu dis ?… Qu’est-ce que cela signifie ?… C’est encore au jeune Garric que tu en as ?

– Tu vois ! tu es sorcier ; tu as tout de suite deviné.

– Comme c’était malin ! Oui, j’aime ce garçon, je l’estime, et je soutiens qu’il n’y en a pas beaucoup qui l’apparient dans le canton.

– C’est entendu : il est le suprême, le merle blanc… Seulement comme je te l’ai déjà dit, je ne veux pas que ce merle vienne siffler dans mon poirier.

– Il est revenu ? Rose prit la parole et raconta ce qui s’était passé.

– Quoi ! fit l’oncle, le père Garric est mort ?… Ah ! le pauvre diable !

Et, au bout d’un instant :

– Encore un que tu avais dans le nez, Terral, et qui pourtant était un brave homme… Mais il était besogneux, pas entreprenant pour deux sous, très doux et très modeste… Et toi, tu es devenu si grand seigneur, depuis quelque temps…

Piqué au vif, le meunier haussa le ton.

– Il n’est pas question de grand seigneur ; mais je me tiens à mon rang, et ne veux pas pour mon gendre ce pâtre de brebis.

– Pâtre de brebis, pâtre de moutons, cela se vaut, riposta Joseph, et j’ai entendu dire que tu l’avais été, quelques années.

– Oui, j’ai été berger aussi ; mais pourquoi ? Parce que j’étais ton cadet et qu’il fallait te laisser ta place d’aîné, choyé et dorloté, à la maison… Puis, quand notre père est mort, qui le remplace ? Personne ! Tu t’es dérobé, et Pataud aussi… Et il eût fallu vendre le moulin paternel pour payer les dettes, si le petit pâtre de moutons que j’étais n’avait accepté la lourde charge de continuer la famille, de racheter la maison mangée par les hypothèques, de nourrir la vieille mère, de vous héberger souvent, toi, Pataud et nos sœurs… Ah ! parlons-en du petit berger que j’ai été !… Sans lui, vous auriez tous pris la besace et seriez morts à l’hôpital.

La voix du petit homme s’était élevée peu à peu, avait grossi ; elle éclatait, maintenant, en tempête. Et les gestes étaient appropriés au ton, et le bonnet de laine s’agitait comme la cime d’un tremble dans l’orage.

Cadet, si prévenu qu’il fût aussi contre Garric, commençait à trouver que son père allait un peu loin, et risquait de blesser à jamais l’oncle Joseph. Il se leva de table et alla fermer la porte massive doublant la porte à claire-voie ; puis, revenant s’asseoir :

– Père ! dit-il, vous voulez donc attrouper les gens de Boussac et du Verdier qui vont à vêpres ?

C’était de l’huile sur le feu.

– Je me moque des gens qui écoutent… Et puis, toi, Cadet, tu es comme les autres. Les bons morceaux ni les divertissements ne te font peur ; et s’il n’y avait que toi pour faire marcher la maison et mettre du pain dans la huche…

Le jeune homme se rebiffa.

– Ah ! mon père, ne recommençons pas la querelle de l’an passé, je vous en prie… Je travaille de mon mieux, et j’ai souvent le gousset vide quand je veux en boire une bouteille avec mes amis, le dimanche.

– À ton âge, je n’allais pas au cabaret, et je portais des sabots plus souvent que des souliers… Et le pain de mes maîtres était du tourteau en regard de celui que vous mangez ici.

Impatienté, l’oncle Joseph s’était levé et faisait mine de sortir ; Linou et Cadet se jetèrent au-devant de lui et parvinrent à le faire rasseoir. Mais il tendit le bras droit vers son frère, et, les dents serrées, lui qui, d’habitude, ne s’emportait guère, il lui dit :

– Tu feras en sorte, Terral, que cette scène soit la dernière ; je n’en supporterais pas une autre… Si tu as servi des maîtres, jadis, tu prends bien ta revanche ; et je plains ces deux pauvres fem-