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haute et épaisse chaussée de l’étang et le mur protégeant le jardin contre la cascade du déversoir au temps des grandes eaux. Là, sous la retombée d’un sureau et d’un noisetier sauvage, encore dépourvus de feuilles, mais déjà couverts de bourgeons vert et or, l’œil sollicité par un couple de bergeronnettes lavandières qui commençaient leur nid, la chère femme jouissait de son retour à la santé, toute pénétrée de bien-être physique, dans la lumière et la tiédeur de ce jour annonciateur de renouveau.

Elle le revoyait donc, ce jardin bien-aimé ; elle retrouvait donc la petite thébaïde chère à ses rêves, aux effusions de son âme mystique et à ses nostalgies imprécises d’un Eden dans l’au-delà.

Au grincement de la porte rustique, Rose sortit de sa rêverie. Elle vit une robe noire traverser le jardin dans sa largeur, et elle crut à une visite du curé de La Capelle, qui venait souvent la voir et la fatiguait même un peu de sa fruste loquacité. Elle voulut lui crier de prendre garde aux abeilles, et de longer les ruches avec une sage lenteur. Mais le conseil était superflu : l’abbé Reynès élevait aussi des abeilles, et il savait ménager ce peuple irritable et jaloux. Il allait à tout petits pas, s’arrêtant parfois un peu derrière le tronc d’un poirier, ne faisant aucun geste brusque pour écarter celles qui venaient bourdonner à ses oreilles ou même s’empêtrer dans ses cheveux gris. Que dis-je ! Il murmurait, lui aussi, comme les enfants qui surveillent les essaims et les invitent à descendre :

– Belles, belles, posez-vous ! Calmez-vous, douces avettes de Notre-Seigneur.

Décidément, ce n’était pas l’allure de l’abbé Laplanque ; en pareil cas, il aurait eu déjà vingt abeilles sur sa tonsure et reçu, sans doute, plusieurs coups d’aiguillon. Rose reconnut enfin le curé de La Garde, se leva pour le saluer de son bonjour fervent et de son sourire de douceur.

Il la fit rasseoir, s’assit lui-même sur une ruche vide renversée, et lui exprima toute sa joie de la voir revenue à la santé :

– Oh ! j’avais de vos nouvelles souvent, et je savais que vous alliez de mieux en mieux ; sans quoi, malgré la besogne, qui ne me manque pas, surtout en Carême, je serais venu vous voir plus tôt.

– Vous êtes si bon, monsieur le curé ! Vous n’avez pas oublié votre ancienne paroissienne… Je suis bien certaine même que vous avez prié pour moi, et que vos prières ont fait plus pour me guérir que les remèdes du docteur Bernad.

– Il faut les unes et les autres, mon amie ; il faut le médecin et il faut Dieu…

Et, après un court silence :

– En fait de prières, je crois bien que celles de Linette auraient suffi.

– Linou ? Ah ! la chère petite ! Oui, elle a bien prié aussi, et elle m’a tant soignée !… L’avez-vous vue, en arrivant ?

– Sans doute ; nous avons même causé ensemble un bon moment.

– Et comment la trouvez-vous ? Bien changée, n’est-ce pas ?

– Un peu pâlie… La fatigue, l’inquiétude…

– N’y a-t-il pas autre chose ?… Elle est triste, toujours triste. Elle maigrit ; je suis sûre qu’elle pleure en cachette.

– Et vous connaissez les causes de ce chagrin ?

– Je crois en connaître une… Vous avez, sans doute, ouï dire que ma fille avait conçu un sentiment très tendre pour Jean Garric ?

– Oui, je sais cela ; elle-même vient de m’en parler…

– Vous a-t-elle dit également que Terral, les ayant rencontrés ensemble, avait chassé un jour le jeune homme, avec injures et menaces, et défense de remettre les pieds au moulin ?

– Je sais cela aussi ; et je sais encore que Jean s’est oublié avec la fille de Pierril, dans un moment de détresse et, pour tout dire, de lâcheté.

– Tout cela, reprit la meunière, peut, à première vue, expliquer le chagrin d’Aline… Eh bien ! monsieur le curé, je crois qu’il y a encore autre chose : si elle souffre, si elle pleure dans les coins, si elle dépérit, c’est qu’elle a un secret ; et ce secret, je crains de le deviner, je tremble de l’apprendre…

Rose s’arrêta, lasse d’avoir tant parlé, son regard plein de larmes, sa pauvre figure émaciée exprimant une tristesse sans bornes.

L’abbé Reynès n’osait lui dire que ce fameux secret, il le connaissait, lui, depuis un moment. Il redoutait, comme Linou, l’effet d’une telle révélation sur la mère, si affaiblie, et qu’une brusque secousse pourrait abattre sans recours.

Tous deux se taisaient ; un calme profond les entourait. Le déversoir n’épanchait qu’un mince filet d’eau au léger gazouillis.

La chère femme raconta la vision qui repassait sans cesse sous ses yeux, depuis la première nuit de sa maladie, et dont elle ne pouvait dire si c’était chimère ou réalité : Linou faisant le serment d’être religieuse.

L’abbé Reynès eut un mouvement, ouvrit la bouche, et faillit se trahir ; il se ressaisit pourtant.

– Si Aline avait fait ce vœu, ne vous l’aurait-elle pas avoué depuis ?

– Qui sait ? Elle veut attendre peut-être que je sois plus forte… Et moi, je suis lâche, je n’ose l’interroger…

– Si la chose était vraie, pourtant, il ne faudrait pas lui en vouloir à cette enfant, ni vous en désoler : elle ne saurait vous donner une plus grande preuve d’amour.

– Mais je n’accepterais pas un pareil sacrifice, monsieur le curé. Ma vie est à son déclin ; je ne voudrais pas conserver le peu qui m’en reste au prix de celle de ma fille… Que deviendrais-je, d’ailleurs, souffrante et faible comme je le suis, si Linou me quittait ?… Et son père ?

– Prenez garde, ma pauvre amie ; vous, si charitable et si généreuse, vous allez parler en égoïste… De tout temps il y a eu, surtout dans les bonnes maisons, des garçons pour se faire prêtres, des filles pour entrer au couvent. Vous avez une sœur religieuse, un cousin curé comme moi…

– Il est vrai… Mais ce n’est pas la même chose. Chez moi, nous étions quatre filles : une pouvait se donner à Dieu. Moi, je n’ai que Line, mon aînée s’étant établie loin de nous.

– Vous prendrez une bru, qui la remplacera… Et puis, elle n’est pas encore partie… et…

– Elle doit donc partir ? Vous voyez bien que mes craintes étaient fondées… Vous savez quelque chose, monsieur le curé !… Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !…

Et la pauvre mère éclata en sanglots et se renversa contre le mur, défaillante.

L’abbé Reynès sentit qu’il serait dangereux de pousser plus loin sa révélation. Il s’efforça, au contraire, de la reprendre.

– Voyons, Rose, voyons… Nous ne faisons là, vous et moi, que des suppositions… Je voulais simplement vous rappeler que la vocation religieuse n’est pas un malheur, mais plutôt une bénédiction ; que Dieu, d’ailleurs, a le droit, plus encore que l’empereur, de vous demander vos enfants, que la Vierge elle-même a donné son fils ; et que vous, croyante et pieuse comme vous l’êtes, si jamais Jésus appelait à lui votre cadette, vous sauriez la lui offrir… Mais puisse-t-il ne jamais vous la demander !

La douce femme, revenue un peu à elle, ses mains tremblantes dans celles du prêtre, ne protestait plus. Mais de grosses larmes descendaient sur ces joues pâles et flétries, et ses yeux, fatigués et déteints, se levaient au ciel dans une angoisse adoucie de résignation.

– Monsieur le curé, reprit-elle, tout ce que vous venez de me dire, je l’ai souvent pensé. Avant ma dernière maladie, j’aurais eu, je crois, assez de courage pour supporter l’épreuve dont nous parlons, si Linou m’eût manifesté le désir de se faire religieuse… Aujourd’hui, même consentante de cœur, mes forces me trahiraient… Parlez encore à ma fille ; tâchez de savoir au juste ses desseins. Si c’est le délire seul qui a causé mes pressentiments, qu’elle se hâte de me rassurer… Sinon, qu’elle ajourne un peu : je sens que je ne vivrai pas vieille ; et, quand je serai morte, oh ! oui, oui, qu’elle prenne alors le voile, si elle ne veut ou ne peut épouser le brave garçon sur lequel je comptais pour la protéger.

– Il sera fait comme vous souhaitez, ma chère amie. Mais chassez ces idées de mort. Quand la mort se présente, il faut l’accepter ; il ne faut pas la désirer, ni la provoquer. Rentrons. Aline m’accompagnera quelques pas pour que je puisse lui parler encore un peu. Et, quoi qu’il arrive, souvenez-vous que nous devons nous courber docilement sous la volonté de Celui qui mesure nos peines à nos forces, comme il mesure le vent à la brebis tondue.

Tous deux traversèrent lentement le jardin que l’ombre commençait à saisir. Ils trouvèrent Linou dans la basse-cour.

Dès qu’elle vit sa mère, plus pâle et plus affaissée encore que de coutume, la jeune fille courut à elle pour l’aider à remonter l’escalier.

L’abbé Reynès prenait congé, malgré les instances des deux femmes pour le garder à souper.

– À bientôt, Rose, à bientôt !… Et toi, Linette, accompagne-moi un peu, veux-tu ?

– Volontiers, monsieur le curé ; le temps d’installer maman au coin du feu, et je vous rejoins sur l’aire-sol.

Et les deux femmes remontèrent dans la maison, tandis que l’abbé sortait par le portail de la basse-cour.

Dès qu’elle l’eut rejoint, Linou, anxieuse, l’interrogea :

– Maman sait tout, n’est-ce pas ?

– Non, mais elle a le pressentiment de tout.