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ton ami et celui des tiens pour que tu puisses te confier à moi…

Très rouge, la jeune fille baissait la tête, et, les mains dans les poches de son tablier, elle se taisait.

– Quoi ! tu ne veux pas me dire ton secret ?… Car tu en as un ; celui que ce secret intéresse le plus, après toi, me l’a révélé. Encore une fois, je sais tout.

– Oh ! non, pas tout…, pas le plus important…

Et des pleurs lui vinrent aux yeux. L’abbé lui prit les mains, l’obligea de s’asseoir près de lui.

– Le plus important ?… Et tu ne peux pas me le confier, à moi, le vieux pasteur qui t’a baptisée, qui t’a fait faire ta première communion ?…

– Si, si, monsieur le curé, je vous dirai tout… J’ai eu cent fois l’idée d’aller vous voir tout exprès… La maladie de ma mère et le soin de la maison m’en ont empêchée. Mais, bientôt, la semaine prochaine peut-être, je pourrai m’absenter quelques heures…, et j’irai vous conter le secret que vous me demandez.

– Pourquoi pas tout de suite, mon enfant ?

– Parce que…, parce que… Ah ! si vous saviez !… Et elle éclata en sanglots.

L’abbé Reynès, stupéfait, essaya de la calmer, de la bercer de ces consolations, à la fois paternelles et mystiques, dont les bons prêtres excellent à endormir les souffrances. Linou s’essuya les yeux, fit effort pour parler, puis se cacha la figure dans les mains, et garda encore le silence.

– Eh bien ! ma petite fille, je vais t’aider… Voyons… Tu aimes Jean Garric, n’est-ce pas ? C’est une affection honnête, profonde, qui vient de loin, de votre enfance ?

Elle ne répondit que par un signe d’assentiment.

– Il n’y a pas de mal ni de honte à aimer ainsi, continua le prêtre… Certes, le sentiment que vous éprouvez l’un pour l’autre, Jean et toi, peut n’être pas au gré de tes parents, de ton père, tout au moins, et je ne voudrais rien faire ni rien dire qui pût le désobliger. Pourtant, il me semble que Garric, quoique pauvre en ce moment, ne serait peut-être pas un si mauvais parti. Vaillant, adroit, soigneux, je serais fort surpris qu’il ne devînt pas un fin mécanicien comme ton parrain, ou un meunier entreprenant comme ton père…

– Monsieur le curé, permettez que je vous arrête…

– Oui, mon enfant, je sais ce que tu vas me dire : Jeantou m’a tout avoué ; il s’est mal conduit envers toi.

– Envers moi… et aussi envers la fille de Pierril, puisqu’elle s’en est retournée… Jean, l’ayant compromise, devait l’épouser ; n’est-ce pas votre avis, monsieur le curé ?

L’abbé Reynès était interloqué…

– Mon enfant, reprit-il, un peu embarrassé, ton cœur est si bon qu’il te fait plaider la cause d’une personne que la charité chrétienne m’interdit d’accabler, mais qui, au dire de ceux qui la connaissent, est tout au moins une délurée… Elle s’est jetée à la tête d’un pauvre garçon timide, perdu dans une solitude, désolé de ne plus te voir, désespéré d’avoir été chassé par ton père… Il faut se mettre à sa place ; de plus forts que lui auraient, sans doute, succombé.

– Aussi, je vous répéterai ce que j’ai dit à mon parrain : « Je pardonne…, j’ai pardonné à Jean depuis longtemps… Mais je ne veux plus, je ne peux plus me marier. »

– Tu ne peux plus… Qu’est-ce à dire, Linette ?

La jeune fille s’était levée et, debout devant le prêtre, très résolue, elle répéta :

– Non, je ne me marierai jamais… J’appartiens à Dieu ; j’entrerai au couvent… Voilà mon secret, monsieur le curé.

– Que dis-tu ? Tu veux te faire religieuse ?

– Oui, monsieur le curé.

– Tu y as bien réfléchi ?

– Oui, monsieur le curé, beaucoup, longtemps.

– Et tu as consulté tes parents ?

– Hélas ! non ; et c’est bien la peine que je vais leur causer qui m’épouvante…

– Voyons, voyons, Aline, tu n’as pas cédé à la colère, à la rancune, au découragement ?

– Non, monsieur le curé…, du moins, je ne le crois pas.

– Et tu ne penses pas revenir sur ta détermination ?

– C’est impossible : j’ai fait un vœu.

– Un vœu ! Tu as prononcé un vœu, Aline ? s’écria l’abbé en saisissant de nouveau les mains de la jeune fille et en la regardant bien dans les yeux.

– Oui, monsieur le curé, j’ai fait un vœu.

– Mais, voyons, quand ? dans quelles circonstances ? dans quel état d’esprit ? Parle !

L’enfant se rassit et, d’une voix presque basse, un peu haletante, interrompue de temps à autre par un sanglot, elle raconta la terrible nuit pendant laquelle, devant le lit de sa mère en proie aux affres du mal, désespérée, elle avait tendu ses bras vers le Crucifié et avait prononcé les paroles irrévocables.

– Ma chère fille, ma pauvre enfant ! fit l’abbé avec un accent de tendresse et d’admiration à la fois… C’était pour sauver la vie de ta mère ?

– Sans doute, monsieur le curé.

– Uniquement pour cela ! Aucun autre motif ne te poussait ? Tu savais, à ce moment-là, que Jean avait failli ?

– Je le savais.

– Et, si tu l’avais ignoré, aurais-tu prononcé ton vœu quand même ?

– Comment vous répondre ? Comment savoir ?… Je crois bien que j’aurais quand même agi comme j’ai agi.

– Mais tu n’en es pas sûre ?… Un grand chagrin venait de t’atteindre. Ton âme était bouleversée, ta volonté affaiblie ; la crainte de perdre ta mère a fait le reste… Chère imprudente !

Le silence s’établit encore. L’abbé Reynès réfléchissait profondément.

– Vous me désapprouvez, alors, monsieur le curé ? interrogea la jeune fille, en levant sur lui un regard inquiet.

– Je ne saurais approuver une résolution aussi grave, prise dans un tel moment… La vraie vocation religieuse, mon enfant, doit venir de loin, croître et s’affermir peu à peu ; c’est une fleur lente à germer et lente à s’ouvrir…

– Oh ! j’avais songé au couvent bien des fois, déjà ; et vous devez même vous souvenir de m’en avoir entendu parler.

– Oui, mais c’était avant d’aimer Jean ; pas depuis ?

– Même depuis ; j’y avais pensé, surtout quand mon père lui eut défendu de reparaître dans la maison…

– Et, dis-moi, tu n’as jamais eu de regret de l’engagement que tu as pris ?

– Jamais ! Songez donc, monsieur le curé, que Dieu m’a exaucée aussitôt, puisque maman a été mieux dès le lendemain, au grand étonnement du docteur Bernad… Comment pourrais-je avoir du regret ?

Ah ! mon enfant, c’est beau, ce que tu dis là… Mais je n’en persiste pas moins à dire qu’il ne faut rien brusquer, qu’il faut réfléchir encore, consulter…

– Mais, moi, je sens que je ne dois pas différer, que ce serait lâche… Qu’est-ce qu’une fiancée qui marche avec regret vers l’époux qu’elle a choisi ?

– Soit, qu’il t’entende et qu’il t’approuve, s’il le juge à propos !… Mais il faut tout confier à tes parents, à maman d’abord. Où est-elle, maman ?

La jeune fille se leva, alla ouvrir la croisée donnant sur le jardin.

– Elle est là-bas, assise au bout du rucher.

– Viens avec moi : nous allons lui parler de ton projet. Mais l’enfant tressaillit, recula, effrayée.

– Ah ! monsieur le curé, quel moment ! quelle épreuve !

– Quoi ! tu trembles devant la première ?

– Je vous en prie, pas moi… Vous !… Parlez-lui, monsieur le curé ; cela lui sera moins pénible ; elle se résignera plus aisément… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! ayez pitié d’elle et de moi !

– Tu le veux ? J’y vais.

Et il mit son chapeau, reprit sa canne, redescendit l’escalier et s’achemina, à travers la cour, vers la porte du jardin. Mais, avant qu’il l’eût ouverte, Linou s’était précipitée, l’avait rattrapé :

– Ménagez-la, monsieur le curé, je vous en supplie !… Elle est encore si faible !…

L’abbé la regardait, ému jusqu’aux larmes :

– Pauvre petite ! C’est la première défaillance au bas de ton calvaire… Va, je ne dirai que ce qu’il faudra dire, et me tairai, si je le crois bon.

Et il pénétra seul dans le jardin.

III

Ce jardin, à la fois potager et verger, était pour Rose Terral un domaine, un petit royaume, bien à elle, et dont elle était fière et jalouse. Sauf les gros travaux de défonçage, elle y faisait à peu près tout : semis, plantations, binages, sarclages, cueillettes. Un petit coin seulement était confié à Linou pour la culture de ses fleurs. Et nul jardin de La Capelle n’était aussi bien tenu, aussi productif, aussi plaisant à l’œil. Dès que les soins du ménage lui laissaient quelque répit, la meunière courait s’y enfermer ; et si aucun travail n’y était pressant, elle s’y promenait, rêvant, contemplant fleurs ou fruits, arbres et ruches, s’intéressant aux nids dans les haies, aux abeilles qui la connaissaient bien et qui ne la piquaient jamais, même lorsque, comme ce jour-là, elles étaient irritées du récent enlèvement de leur miel.

Elle s’était assise, emmantelée et encapuchonnée, – parce qu’elle sortait pour la première fois depuis sa maladie, – à sa place préférée, la même où souvent, le dimanche après vêpres, elle allait réciter son chapelet, à l’extrémité du rucher, dans l’angle abrité formé par la