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nier, et je n’aurai jamais d’autre époux que vous.

Dans la ferveur de son invocation, elle éleva la voix sur les derniers mots au point que la malade les entendit et les comprit, dans un de ces rares instants de lucidité dont s’entrecoupait son délire.

– Linou ! s’écria-t-elle ; Linou, que dis-tu là ? Non, non, mon enfant, je ne veux pas…, je n’accepte pas… Mon Dieu, ne l’écoutez pas !… Prenez-moi plutôt, si mon heure est venue…

– Calmez-vous, maman… Qu’avez-vous cru entendre ?… C’est une prière, une simple prière, que m’apprit la Sœur Émilie… Calmez-vous, maman chérie. :.

La malade n’était pas rassurée. Elle s’était dressée sur son lit, avait passé son bras fiévreux au cou de son enfant, et la serrait ardemment contre elle.

Mais, épuisée par cet effort, la chère femme retomba sur son oreiller, et son esprit sombra de nouveau dans les cauchemars et les épouvantes.

La pendule sonna trois heures : le coq chanta, mais sans amener ni l’aurore, encore si loin, ni l’impression de réveil et d’espérance qu’évoque, d’ordinaire, sa rustique fanfare.

Bientôt après, la servante ramenait le curé de La Capelle et la Sœur Saint-Cyprien. Terral et l’oncle Joseph, qui ne dormaient pas, vinrent saluer les arrivants. Tous pénétrèrent dans la chambre de la malade, et Linou se jeta en sanglotant dans les bras de la Sœur, qui la gronda affectueusement et s’efforça de la rassurer. La malade était assoupie, la religieuse renvoya tout le monde dans la salle commune, sauf la jeune fille, avec laquelle elle se mit à préparer ce qu’il faut pour appliquer les sangsues, remède alors classique pour le traitement de la pneumonie.

Les deux frères Terral firent asseoir le curé devant le feu, en attendant que la malade, sortant de sa somnolence, lui permît d’exercer son ministère. Cet abbé Laplanque était un digne prêtre, certes, dévoué à ses paroissiens, surtout dans la maladie, mais d’aspect très rustique, le verbe haut et rude, grand parleur, bavard même, et brutal en chaire, et qui partout se sentait vite chez lui. « Le curé gendarme ! » disait de lui l’oncle Joseph, qui ne l’aimait pas et ne lui pardonnait pas d’avoir remplacé l’abbé Reynès à la cure de La Capelle… Grisonnant déjà, il avait pendant sa carrière vu tant de malades, enterré tant de morts, surtout quand il était vicaire dans le pays houiller, à Decazeville, que sa sensibilité, déjà pauvre, avait achevé de s’émousser. Nul n’accourait plus promptement que lui, à toute heure et par n’importe quel temps au chevet de ses paroissiens en danger. Mais une seule chose lui importait : si le malade se confessait, s’il se laissait « graisser les bottes », comme il disait dans son langage de rustre mal dégrossi, tout était pour le mieux… Ajoutez qu’il avait la prétention, – assez justifiée, d’ailleurs, – de diagnostiquer plus sûrement qu’aucun médecin et de prédire, à première vue, si le malade guérirait ou non.

Chez Terral, il eut vite fait d’émettre au sujet de Rose, un pronostic des plus rassurants : un petit point de côté sans conséquence… On la tirerait de là… Et, en admettant même qu’elle fût en danger et que Dieu voulût l’appeler à lui, une si brave femme, si douce, si aumônière, si pieuse, ce serait une sainte de plus, et il n’y aurait pas lieu de s’affliger de la savoir en Paradis…

Les deux Terral souffraient cruellement de la rude façon dont le curé envisageait la situation et prenait à cœur de les consoler. L’oncle Joseph surtout donnait des signes évidents d’une impatience qui finirait par se traduire en quelque cinglante réplique, – quand des plaintes se firent entendre dans la chambre : la malade s’était réveillée, et Linou venait appeler le confesseur…

V

Cependant, Jean Garric, poursuivi par les gendarmes dans le travers du Cros, les avait assez facilement distancés, et avait atteint sans encombre le bois de Roupeyrac. Et il remonta vers La Capelle, contourna le village sans y entrer, et gagna sa petite maison du Vignal.

Dès qu’il eut poussé la porte, sa mère courut à lui, et, à mots précipités, coupés d’exclamations, de : « Ah ! Notre Seigneur ! », « Ah ! Sainte Vierge ! », lui apprit ce qui se passait au moulin de Terral : la meunière très malade…, le médecin mandé en toute hâte…, le père Garric parti aux nouvelles…

Jean fut très douloureusement surpris. Outre que la mère Terral avait toujours été excellente pour lui, il sentait qu’elle serait, à l’occasion, et avec son beau-frère Joseph, son meilleur appui auprès de Linou, et leur alliée, à tous deux quand il faudrait, un jour, vaincre l’entêtement de Terral… Ah ! s’il allait perdre une telle médiatrice !…

Le père Garric rentra en clopinant… Les nouvelles n’étaient point bonnes : le médecin avait dit que c’était très grave ; il fallait tout craindre… Et ce fut encore une bien triste nuit pour le malheureux Jean. Aussi, dès l’aube, il sortit, espérant rencontrer quelqu’un qui aurait été au moulin et lui en donnerait d’autres nouvelles. Mais personne encore dans les chemins changés en cloaques de boue ou en ruisseaux de neige fondue. Alors, à tout hasard, il alla errer lui-même aux alentours du moulin, dans le triste jour qui montait avec peine, éclairant les coteaux à moitié dépouillés de leur neige et couronnés de châtaigniers et de chênes gris de fer, les prés submergés par la crue des eaux, un ciel boueux où passaient à grande allure de lourds nuages emportés par l’autan.

Un homme parut enfin sur la chaussée, comme le matin du jour précédent : c’était Joseph Terral, qui ne manquait jamais, à son lever, d’aller inspecter l’étang et la vallée, observer le ciel, humer le vent, et en tirer des pronostics pour la journée.

Le jeune homme courut à lui.

– Ah ! mon pauvre Jean ! Quel changement depuis hier ! Nous serions-nous attendus à cela en partant pour la chasse ?

– Comment va la malade ?

– Mal. Elle a passé une nuit terrible… Je crains un grand malheur.

– Ah ! Dieu nous en préserve tous !

Ils marchèrent côte à côte, également tristes, jusqu’au déversoir qui lançait en bas de la chaussée sa cascade d’eau trouble et d’écume, avec un grondement monotone dans lequel se perdait celui du vent.

Inutile, mon garçon, fil l’oncle Joseph, de te dire que je n’ai pu parler à ma nièce de ce qui te tient au cœur. La pauvre petite est si affectée et si occupée ! Il faut attendre…

– Oui, oui, j’attendrai… J’ai confiance en vous, rien qu’en vous… et en sa mère, si elle guérit, ce qu’à Dieu plaise !

Joseph promit à Garric de lui porter d’autres nouvelles au Vignal, dans la soirée ; et ils se séparèrent.

La journée fut moins mauvaise que la nuit. Dans l’après-midi, le docteur Bernad revint et dit à l’oncle Joseph que, contrairement à ce qui se produit dans la marche ordinaire de la pneumonie, la malade allait mieux, et qu’on pouvait espérer ; et l’oncle Joseph, à son tour, se hâta de porter un peu d’espérance à Garric. Et même, avec la mobilité des natures ardentes et optimistes, promptes à s’affliger, mais plus promptes à rebondir, il voulut entrer chez Flambart et força Jean à l’y suivre. On servit la traditionnelle « pauque » de vin rouge, et Flambart apporta son verre pour trinquer avec ces fripons de meuniers, comme il avait coutume de dire en ricanant.

Apprenant que la meunière allait un peu mieux :

– J’en suis ravi, s’écria le cabaretier… En voilà une, par exemple, que je n’accuserai pas de « mouturer » deux fois, comme vous, le blé des pratiques. Elle doit même rendre aux pauvres bien au-delà de ce que vous prélevez de trop sur les paysans.

Et il s’esclaffa.

Joseph Terral se contenta de hausser les épaules et de répondre dédaigneusement :

– Dis donc, Flambart, ne parle pas de corde, hé ! Gargotier, cafetier, épicier et voiturier, si tu voles un peu dans chacun de tes métiers, tu dois avoir du foin dans tes bottes, et une bonne place de retenue en enfer… À ta santé tout de même…

Flambart se le tint pour dit. D’ailleurs, on l’appelait déjà à un autre bout de la salle.

Mais il revint vider son verre, et, cette fois, crut devoir s’attaquer à Garric :

– Il me semble que le dégel se fait sentir, Jeantou, et que les Anguilles ne doivent pas manquer de bouillon… La belle rousse te remplacerait-elle à la scierie, par hasard ? En tout cas, ce ne serait pas pour longtemps, puisqu’elle repart après-demain pour la ville, et que je dois aller la porter jusqu’à Saint-Jean… Il paraît qu’on ne trouve pas de voiturier dans cette capitale qu’est La Garde-du-Loup…

Mais on l’appela encore à une autre table, ce qui évita à Jean de répondre à ses plaisanteries.

D’autre part, l’oncle Joseph était à tout instant salué, interpellé par les nouveaux arrivants, car il était populaire dans tout le pays pour son amabilité, son esprit, sa verve intarissable et sans méchanceté. Si l’on n’avait su sa belle-sœur gravement malade, on l’aurait forcé de chanter son répertoire de chansons sentimentales ou gaillardes, ou même, juché sur une table, de faire fonction d’orchestre et de scander de la voix, des doigts et du talon quelque « branlou » furieux ou quelque enlevante bourrée… Mais ce n’était pas le moment. La « pauque » vidée, les deux meuniers quittèrent l’auberge ; avant de se séparer au bout de la côte de la Griffoule, Joseph dit à son jeune compagnon :

– Tu vas donc retourner chez Pierril, demain ou après-demain ; plus tard, on verra de te trouver une meilleure place, dans un des nombreux moulins que j’ai montés… Quant à ma filleule, il ne faut pas songer, je te le répète, à lui parler en ce moment de quoi que ce soit en dehors de la santé de sa mère. Tu reviendras dans quelques jours, un dimanche après vêpres, de préférence ; si j’ai une réponse, je te la communiquerai. Sois patient et courageux… Adieu ; fais mes amitiés à monsieur le curé de La Garde, et dis-lui que j’irai le voir dès… que les truites commenceront à mordre à la mouche ou au grillon…

Et Garric, un peu rassuré, après avoir employé sa journée du lendemain à tirer quelques grives et quelques tourdres pour l’abbé Reynès et ses invités, repartit pour le moulin des Anguilles. Mais, arrivé à mi-côte, près de cette bergerie de Fonfrège où, pour son malheur, huit jours auparavant, il avait rencontré Mion, il aperçut, à mi-côte aussi, mais sur le versant opposé que l’étroitesse du ravin rendait tout proche, l’attelage de Flambart gravissant au pas la montée. Sur la voiture, – une rustique et grinçante jardinière, – était une silhouette féminine enveloppée d’un châle rouge ; Flambart suivait, fumant sa pipe, et, de temps à autre, faisait claquer son fouet : la fille de Pierril n’avait pas attendu le retour de son galant d’un soir ; elle repartait pour Montpellier.

Jeantou s’arrêta, le cœur battant, content de penser que, Mion partie, il éviterait, en arrivant, reproches ou moqueries, et aussi peut-être de nouvelles œillades et de nouvelles occasions de chute. Pourtant, quelque chose en lui se levait, qui troublait un peu sa quiétude : une voix confuse lui disait qu’un garçon de vingt ans – à moins qu’il ne soit un saint – doit une certaine gratitude émue à la femme qui s’est donnée spontanément à lui.

Mion reconnut, sans doute, son fugace amoureux, car elle se dressa et se retourna, agitant son mouchoir. Le jeune homme, de son côté, leva son chapeau et fit de la main un geste d’adieu. Et la voix, la petite voix secrète et encore timide lui murmurait, tout au fond, que ce départ n’était pas, pour sa conscience, une conclusion ni une libération…

Arrivé aux Anguilles, il se mit aussitôt