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IV

Oui, la journée avait été dure, au moulin de La Capelle. La meunière, quoique souffrante depuis des semaines, s’était levée de grand matin, comme à son ordinaire, et avait préparé la soupe pour toute la famille. Mais, à peine son beau-frère Joseph était-il parti pour la chasse, que la chère femme, prise de frissons et de fièvre, avait dû se recoucher, vaincue, disant à sa fille :

– Je ne sais ce que j’ai ; je ne tiens pas debout… J’ai froid dans les os ; je me jetterais dans le feu sans pouvoir me réchauffer… Fais-moi de la tisane de fleur de sureau, afin que j’essaie de transpirer un peu.

Et Linette, quoique très abattue elle-même, car la secousse de la veille l’avait atteinte au cœur et lui avait valu une nuit affreuse d’insomnie et de larmes, s’empressait auprès de sa mère… Elle bassinait le lit, posait une brique brûlante sous les pieds de la malade, lui faisait prendre des infusions chaudes…

– Vous sentez-vous mieux, maman ? interrogeait-elle toutes les cinq minutes, après de courtes disparitions pour aller donner des ordres à la servante ou des soins à la basse-cour.

– C’est à peu près… ne t’inquiète pas, mon enfant… Ça se passera…

Mais de brusques accès d’une toux sèche interrompaient la malade… Ça ne se passait point, hélas !

– Je vais envoyer chercher le médecin, n’est-ce pas ?

– Mais non, mais non ! Attends… J’ai eu cela d’autres fois… Donne-moi seulement à boire quelque chose de froid…, de l’eau panée, par exemple… J’ai une soif…

Linou se gardait bien d’obéir à ce caprice ; elle apportait du thé brûlant que la malade refusait… Et toujours la toux, et la fièvre qui montait… Puis, Rose se plaignit d’une piqûre dans les côtes… Par moments, elle paraissait s’assoupir un peu, et prononçait à mi-voix des paroles incohérentes… Le délire, déjà !

La jeune fille, effrayée, envoya la servante appeler son père et son frère : ils arrivèrent, inquiets aussi. Cadet, en dépit de son caractère impatient et susceptible, aimait profondément sa mère ; et Terral, malgré ses emportements, ses excès de parole, ses jurons et ses algarades fréquentes, sentait combien sa femme était bonne, active et courageuse, et nécessaire à sa vie et à sa maison ; et il frissonna en songeant qu’elle pourrait lui manquer tout à coup. Il pressa son fils d’emprunter la jument du cabaretier Flambart et d’aller en hâte chercher le docteur Bernad, à Peyrebrune. Pour lui, incapable de tenir en place, il erra, durant l’après-midi, de la chambre au galetas, de l’étable à la scierie et de la scierie au moulin, soupirant et monologuant tout haut, selon sa coutume ; au fond, extrêmement malheureux.

L’oncle Joseph arriva, vit la malade, essaya de réconforter Linou, mais, livré à lui-même, se sentit plus désemparé encore que son frère, et fit la navette du coin du feu à la chaussée pour guetter la venue du médecin.

Celui-ci arriva enfin, deux heures après la nuit tombée, et trempé jusqu’aux os, car le dégel s’accompagnait d’une pluie fine fouettée par le vent d’autan. Il n’eut pas de peine à reconnaître la pneumonie, la terrible pneumonie dont meurent les trois quarts de nos rustiques et qui, ici, s’aggravait de l’état de faiblesse de la meunière et de toutes les secousses morales qui l’avaient assaillie.

Un quart d’heure plus tard, le docteur Bernad, ayant rédigé son ordonnance, donné ses instructions à Aline, essayé de rassurer la malade et son entourage, – sans toutefois, cacher aux deux frères Terral la gravité de la situation, – repartait vers Peyrebrune, d’où Cadet, qui l’y attendait, rapporterait les remèdes prescrits. Pauvre docteur Bernad, qui devait, bientôt après, être emporté, en huit jours, par le même mal !…

Ce soir-là, comme tant d’autres soirs, il s’enfonçait, vaillamment, se fiant à l’instinct de sa monture, dans une nuit d’encre et de tempête, risquant à chaque pas de rouler dans les fondrières ou dans les ruisseaux débordés et grondants comme des dogues démuselés.

Linou obligea son père et son oncle à se coucher, et se chargea de passer la nuit auprès de sa mère. Si elle avait besoin d’aide, elle enverrait la servante chercher, à l’école de La Capelle, la Sœur Saint-Cyprien, si entendue à soigner les malades, et si empressée d’accourir au moindre appel.

La veillée fut terrible : les douleurs augmentaient, et la gêne pour respirer, et le délire qui, surtout, affolait la jeune fille. Le médecin avait eu beau l’avertir que la nuit serait agitée, lui dire de ne pas s’effrayer, qu’il fallait que le mal suivît son cours… La pauvre petite se désespérait de ne rien pouvoir pour soulager celle dont elle eût payé la guérison de sa propre vie.

Tout dormait – ou plutôt paraissait dormir – dans la maison, hormis la pendule au lent tic tac, aux brusques et éclatantes sonneries, et les bûches de hêtre sifflant ou ronronnant dans la cheminée. Au dehors, la cascade du déversoir, libérée par le dégel, faisait de nouveau sa plainte monotone… Heures lourdes, nuit éternelle !

Dans les brèves minutes où la malade semblait se calmer un peu, Aline, à genoux sur le plancher devant le lit, les mains tendues vers le crucifix et l’image de la Vierge appendus au fond de l’alcôve, priait avec ferveur. Elle oubliait ses propres chagrins, l’affreux coup reçu la veille en plein cœur, tout son jeune et chaste amour brisé comme un nid tombé sur le chemin, pour ne penser qu’à sa mère adorée, son seul refuge, sa tendresse unique désormais.

Une plainte de la malade la redressait vivement.

– Maman ! vous souffrez ?… Vous n’avez pas froid ?… Voulez-vous boire ?

La pauvre femme soulevait péniblement la tête, buvait quelques gorgées, s’efforçait de rassurer son enfant et de lui dissimuler ses douleurs… Et, brusquement, le délire la reprenait et l’emportait dans un flot de paroles insensées.

De temps en temps, Terral et son frère, pieds nus, en pantalon et bras de chemise, s’en venaient prendre des nouvelles : Linou les renvoyait à leurs lits, leur présence ne pouvant lui être d’aucune utilité… Et tout retombait au silence, sauf la pauvre Rose, gémissant ou délirant, l’horloge scandant ses plaintes, la cascade déroulant sa berceuse infinie, et Linou reprenant ses ardentes prières.

Tout à coup, la malade appela :

– Linou ! Linou !

– Maman, ma bonne maman ?

– Écoute… Envoie chercher Monsieur le Curé, veux-tu ?

– Tout de suite, maman… Pour vous faire plaisir seulement, car je suis sûre que vous n’êtes pas en danger, et que, dès que Cadet arrivera avec les remèdes, vous serez soulagée.

Elle réveilla la servante et l’envoya à La Capelle, lui disant de ramener le curé et la Sœur Saint-Cyprien en même temps. Puis, elle retourna vite vers la malade, que le délire avait déjà ressaisie.

Alors Linou, terrifiée par l’idée qu’elle pouvait vraiment perdre sa mère, éclata en sanglots. Elle se reprocha d’avoir laissé son cœur s’ouvrir à une autre affection ; son amour pour Jean, si innocent qu’il eût été, lui apparut soudain comme une faute grave, comme un vol fait à sa mère. D’ailleurs, puisque cet amour avait été mis en oubli, trompé, pourquoi ne pas à tout jamais le bannir ?… Oh ! le sacrifice était mince ; elle était prête à en faire bien d’autres pour conserver la sainte femme à qui elle devait tout.

Et des souvenirs de lectures pieuses dans les livres prêtés par la Sœur Saint-Cyprien et par l’abbé Reynès lui revinrent en foule à la mémoire… Que de fois la guérison d’un malade avait été arrachée au Ciel par le vœu d’un enfant !… Un vœu ?… Oui, oh ! oui, elle en ferait un, et si fervent, et si entier que la Vierge et Jésus l’accueilleraient sûrement et l’enregistreraient au Paradis.

Bien des fois, elle avait, entre sa douzième et sa quinzième année, soit durant les offices à l’église de la paroisse, soit dans ses rêveries à la garde des bêtes, songé à la vie religieuse vers laquelle son âme aimante et pieuse, ses goûts délicats, son naturel de sensitive que tout blesse, – et aussi l’influence d’une tante, la Sœur Émilie, religieuse au couvent de la Sainte-Famille, à Villefranche, – semblaient tout naturellement la porter… Ah ! si d’entrer au couvent ne l’eût pas mise dans l’obligation de quitter sa mère !

Du jour où Jeantou lui déclara son amour et où elle découvrit qu’elle l’aimait aussi, elle ne pensa plus à se faire religieuse, sauf dans le cas où son père voudrait la contraindre à épouser un autre que son ami. Mais, à cette heure d’angoisse, devant la trahison de Jean, devant le danger de mort où se trouvait sa mère, ses inclinations mystiques lui revinrent avec une force extraordinaire ; elle vit dans son amour trompé et dans sa mère en péril un signe évident que Dieu l’appelait à lui. Elle se précipita de nouveau à genoux, ses mains jointes éperdument tendues vers le Crucifié, et elle prononça les paroles irrévocables de son engagement :

– Mon doux Jésus, maître divin, qui êtes aussi celui de la vie et de la mort, sauvez ma mère ; en souvenir de la vôtre, rendez-lui la santé, et prenez mes jours à moi, je vous les donne, jusqu’au der-