Page:Les annales politiques et littéraires, tome 60, janvier-juin 1913.djvu/488

Cette page n’a pas encore été corrigée

Tu crois ça ?… Ou si tu manquerais de confiance en moi ?…

– Manquer de confiance en vous, oncle Joseph ! Mais ce serait ingratitude de ma part, car je n’ai reçu d’âme qui vive autant de bonnes manières que de vous… Aussi, je vous aime et je vous respecte plus que personne…

En ce cas, confesse-toi un peu.

Jean rougit plus fort… L’oncle Joseph en savait long, décidément. Il continua, regardant Garric dans les yeux :

– On m’a dit que tu aimais ma filleule. Est-ce vrai ?

Jean essaya de cacher son trouble en rabattant le bord de son chapeau sur son front, comme si le soleil l’offusquait.

– Ton silence me répond… Ah ! mon gaillard, c’est donc vrai ?… Tu n’as pas mauvais goût…

– J’ai mal agi peut-être, oncle Terral, en levant les yeux plus haut que moi… J’ai trop oublié le peu que je suis : hier, un berger ; aujourd’hui, un apprenti meunier, et ignorant, sans esprit…

– Pas de discours, et pas de ces excuses qui n’en sont pas… Aimes-tu Linou d’amour, d’un amour sérieux ?

– Oh ! oui, s’écria enfin Jean en joignant les mains ; je l’aime ! je l’aime plus que tout au monde…

– Et elle aussi t’aime, n’est-ce pas ? Elle te l’a dit ?

Garric raconta la scène du Moulin-Bas, où Linou et lui s’étaient fait leurs aveux ; puis l’arrivée inopinée du père Terral, sa colère, ses emportements et ses menaces.

– En ce cas, mon garçon, si tu tiens tant que ça à ma nièce, pourquoi diable vas-tu sottement gâter tes affaires en courtisant la Pierrillate ?… Sans compter que, vraiment, ce n’est pas être bien difficile…

– La Pierrillate ! s’exclama Jean, stupéfait.

– Hé oui ! la femme de Pierril… Il paraît même que vous avez, elle et toi, une singulière façon de chanter matines !…

Et il s’esclaffa de son rire gaulois des meilleurs jours. Le farinel était atterré. L’autre poursuivit :

– Tout cela est bien vrai ? Je suis renseigné, n’est-ce pas ?

– Mais non ! Mais non !… Qui a pu ?…

– Voyons, Garric, il ne faut pas nier ce que quelqu’un a vu, qui a de bons yeux, puisqu’on dit de lui : « C’est celui des Terral qui y voit la nuit. »

Plus de doute, hélas ! Pataud était bien à l’affût à l’heure où la Mion était venue à la rencontre du farinel. Pataud avait tout vu !… Mais pourquoi ce damné tueur de loups mêlait-il la Pierrille à tout cela ?… Une lueur traversa le cerveau du pauvre amoureux : la mante et la capuche, parbleu ! La fille prise pour la mère.

– Eh bien ! Jeantou insistait l’oncle Joseph, persistes-tu à nier encore ?

Jean ouvrit la bouche et esquissa, en effet, un geste.

Outre qu’il avait l’âme droite et véridique, il sentait qu’il y avait une plus grande honte, aux yeux de l’oncle Joseph, d’avoir fauté avec la Pierrille qu’avec la Mion… Mais, d’autre part, que gagnerait-il à protester contre l’erreur de Pataud sur la personne ? À compromettre la fille au lieu de la mère… Une délurée, une effrontée, certes, cette chatte rousse du moulin des Anguilles ; mais était-ce à lui, Jean, son galant d’une heure, qu’il convenait de révéler la légèreté de la fille de son maître ? Non, il se tairait.

– Donc, tu avoues… C’est bien heureux ! ricana Joseph. Puis, voyant le pauvre farinel tout penaud :

– Après tout, il n’y a pas là de quoi se jeter dans la Durenque, ni de quoi mettre un crêpe au chapeau. Ces choses arrivent… Tu es beau garçon, la Pierrillate avait un peu jeûné pendant la maladie de son triste sire de mari… Tout s’explique !

Chacun de ces mots s’enfonçait comme une épine dans le cœur du pauvre Garric : ses larmes jaillirent malgré tous ses efforts pour les contenir.

Ne pleure donc pas grand nigaud ; est-ce qu’on pleure pour si peu, à ton âge ?… Le grand ennui, dans cette affaire, c’est que ma nièce, la pauvre petite souffre horriblement d’avoir entendu Pataud raconter l’histoire.

– Que dites-vous ? cria Jean, Linou le sait ?… Ah ! misère de moi ! misère de moi !… Quel être je suis ! Quel lâche je fais !… Et vous dites qu’il n’y a pas là de quoi se noyer ?

– Il n’y a jamais de quoi se noyer !… Tout au plus, Pataud mériterait-il, lui, de faire un petit plongeon ; mais il nagerait comme la loutre. Voyons, Jean, tâchons d’arranger tout ça ; le mal n’est pas sans remède…

– Oh ! si, oh ! si, sanglotait le pauvre diable ; il est sans remède ; tout est bien fini… Jamais Linou ne me pardonnera… Jamais je n’oserai reparaître devant elle.

– Tu la juges mal, ma petite filleule : elle est bonne et aimante. Et l’on pardonne toujours quand on aime… Seulement, il va falloir que j’arrange les choses ; que j’explique que Pataud a parfois la berlue à force de regarder le chemin de « l’espère » et le guidon de sa carabine… Va, va, ou je ne suis plus l’oncle Joseph, à qui l’on accorde quelque esprit, ou je te ramènerai Linou.

– Impossible ! impossible ! continuait Garric… Je n’ai plus qu’à m’en aller loin, bien loin, de façon que jamais plus cette pure et vaillante fille ne revoie ma figure de débauché.

– Mais tête de buis que tu es, en quoi ton éloignement réparerait-il le mal que tu as fait ?… Puisque je me charge de t’innocenter auprès de ton amoureuse !… C’est ainsi que tu as confiance en moi ?

L’oncle Joseph se fâchait. Garric se calma, essuya ses yeux ; malgré tout, un rayon d’espoir redescendait dans son cœur… Et juste au même instant un rayon illuminait, sur la tête des deux braconniers, les cimes des houx et attirait vers leurs baies rouges dépouillées de neige tout un essaim jacassant de grives affamées… Bonne aubaine ! Les deux braconniers saisirent avec précipitation leurs fusils, ajustèrent et lâchèrent leurs trois coups. Cinq ou six pauvres volatiles dégringolèrent à leurs pieds ; deux ou trois autres, blessés seulement, se traînaient, voletant dans le pré. Garric s’élançait pour les attraper ; mais brusquement, il se rejeta dans le chemin creux.

– Les gendarmes ! fit-il à l’oreille de Joseph.

– Où donc ?

– Près de la grange de Lacan ; ils m’ont vu… Sauvons-nous.

D’un geste prompt, l’oncle Joseph enfonçait son fusil dans les houx du talus, passait son sac au cou de Jean… Il avait été si souvent traqué à la chasse qu’il y avait acquis un étonnant sang-froid et une merveilleuse décision dans le choix du stratagème qui devait le sauver.

– Jeantou, dit-il à la hâte, toi qui as des jambes, tu vas sauter dans les prés et fuir ostensiblement par le travers de Peyrelève, vers le bois de Roupeyrac, où tu arriveras sauf… Ne te presse pas, ne t’apeure pas, surtout : les jarrets ne fléchissent que si le cœur manque… Et ne t’inquiète pas de moi… Nous nous verrons, demain au soir, chez Flambart, à La Capelle…

Et Garric se sauva à grandes enjambées, son fusil d’une main, son sac de l’autre (celui de Joseph, pendu au col, le fatiguait bien un peu, mais il avait vingt et un ans, des muscles et du souffle), évitant les creux où se dissimulaient les viviers glacés et les rigoles d’irrigation sous la neige.

L’oncle Joseph resta un moment blotti dans le chemin, où sa taille exiguë lui permettait de rester caché. Ainsi qu’il l’avait prévu, il vit les deux beaux gendarmes surgir sur la crête du coteau et courir pour barrer au fugitif la route de la forêt ; mais, dès qu’il lui fut démontré qu’ils n’y réussiraient pas, notre vieux braconnier coupa un bâton dans les houx – juste à l’endroit où il avait glissé son fusil et s’achemina paisiblement vers la ferme du Cros, raconter à Lacan, son grand ami, le bon tour qu’il venait de jouer encore à la maréchaussée.

Seulement, deux heures plus tard, lorsqu’il se remit en route pour rentrer au moulin, après avoir fait grand honneur au petit vin blanc du fermier, – il rencontra son neveu, Cadet, qui, à cheval sur la jument du cabaretier Flambart, courait à toute bride, vers Peyrebrune, quérir le docteur Bernad, pour Rose Terral, dont l’état s’était subitement aggravé… Rose, sa belle-sœur, dangereusement malade ! Du coup, toute la joie du braconnier s’éteignit dans la nuit qui tombait et les premières rafales de l’autan déchaîné et hurlant.


Le Journal de L’Université des Annales publie in extenso et illustre de 1,250 gravures toutes les Conférences faites à L’Université des Annales L’Anhée Scolaire, de 25 N° : Abonn’ 10 FRANCS (165 francs pour l’Étranger). SOMMAIRE da M° II (15 mai 1915 ; —#0 —— Chantilly an temps de la Renaissance Henrr ROUJON L’Empereur Charles-Quint Ernesr DAUDET Les Poèmes de l’Ame Nue Evmono HARAUCOURT Poëmes de L’Ame Nue et de L’Espoir du Monde, d’Eomond HanaucourT Fêtes Javanaises «t Hindoues Paur OLIVIER Musique : Danses de l’Inde et de Java. Les Fêtes du Louvre ERNEST-CHARLES 45 Illustrations, Gravures anciennes, Vieilles estampes. Les abonnés reçoivent de suite les onze numéros EF PAS] ei la Prime : Le Livre d’Or des Légendes. UNIVERSITY OF MICHIGAN